Va dire à ce peuple

Cultes des 9 et 10 février à Môtiers et Saint-Sulpice

Lecture de la Bible

Esaïe 6,1-13

Luc 5,1-11

Prédication

« Va dire à ce peuple » (Es 6,9) – Esaïe reçoit un ordre de mission. Il doit transmettre un message.

Des messages et des avertissements, nous en connaissons. Nous les formulons nous-mêmes aussi, ces avertissements.

« Si nous n’y allons pas maintenant, il va être trop tard. »

« C’est vraiment le moment de nous décider. »

« Repentez-vous, ou il sera trop tard ! »

Ces phrases, vous les avez déjà entendues. Vous les avez peut-être bien prononcées vous-même à l’occasion, comme ça ou sous d’autres formes.

Ces appels sont religieux ou possibles dans l’Eglise, mais pas seulement. Les alarmes à propos de l’environnement ou de certains conflits dans le monde ressemblent un peu à cet appel qui sonne aussi comme une menace :

« Repentez-vous, ou il sera trop tard ! ».

Que voilà un refrain connu.

Vous vous souvenez peut-être du prophète Jonas qui est envoyé à Ninive, la grande ville, pour lui annoncer que la patience de Dieu est à bout et que Ninive sera détruite avec tous ses habitants. Pour les ninivites, cette annonce a sonné comme un fameux appel à se repentir. Et pour eux, il n’était pas trop tard. Ils ont échappé à la destruction suite à leur conversion.

Mais avec la vision d’Esaïe, c’est fini !

Ça ne marche plus : il est déjà trop tard.

La repentance ? Trop facile, Dieu n’en veut pas… Dieu n’a pas rangé sa baguette magique, il l’a cassée. C’est fini, il ne sera jamais le magicien qui arrête les conséquences de nos folies…

« Va dire à ce peuple » (Es 6,9)

L’ordre de mission que reçoit Esaïe a un côté effrayant : « Rends-les donc insensibles, durs d’oreille et aveugles ; empêche leurs yeux de voir, leurs oreilles d’entendre et leur intelligence de comprendre ». Et ce n’est pas tout ! Le Seigneur ajoute même : « sinon ils reviendraient à moi et ils seraient guéris. » (Es 6,9)

Dieu ne vient pas redresser les aspects tordus des humains. Ici, il vient porter son jugement et faire place nette. S’il y a quelque chose à faire entre Dieu et l’humanité, cela sera avec d’autres. Ceux-ci ont échoué.

Si Dieu n’est pas là pour nous éviter les catastrophes qu’engendrent haines, ambitions, préjugés et autres, qu’est-il donc ?

Et si nous n’avons plus de porte de sortie, de repentance possible pour éviter le jugement, que nous reste-t-il ? Pas le désespoir, ce serait trop… facile ! Alors ?

Quand il est trop tard, on peut encore le dire. Ça n’est pas utile, ça ne pourra pas susciter de changement puisque la fin est là. Ça n’apporte ni baume ni consolation, ça n’assure aucune protection.

On peut dire la vérité sur ce qui arrive, parce que c’est la seule chose qui reste à faire – et aussi parce que c’est, justement, la vérité.

Il y a bien des situations dans notre monde où l’on peut poser ce regard de vérité. Trop tard pour la Syrie, un pays mourant dans la violence de la guerre civile. Trop tard pour le Mali où là aussi, la violence armée et meurtrière est installée. Trop tard pour bien des régions du monde où la sécurité alimentaire n’est pas assurée. Trop tard pour le conflit lié à l’avenir de l’Hôpital de la Providence – certaines blessures subies ces dernières semaines ne se refermeront pas. Trop tard pour certaines atteintes à l’environnement – nos habitudes de consommation sont tellement bien ancrées que nous n’allons pas les changer, même pour préserver notre existence. Trop tard pour certaines choses que nous avons subies dans nos vies. Nous n’en guérirons pas. Nous devons vivre avec.

Quand le prophète Jonas avait dit « trop tard, votre ville sera détruite », le récit a montré qu’une forme d’électrochoc a pu avoir lieu. Cette annonce a retourné les habitants et ils ont pu prendre en main leur destin et retourner aussi leur situation.

Mais aujourd’hui, peut-être que les mots « trop tard » eux-mêmes n’ont plus de sens. Et peut-être faut-il, comme Esaïe, réussir à dire la vérité autrement.

Les deux phrases « Il sera trop tard » et « Il est déjà trop tard » sont renvoyées dos à dos. Les deux expressions prennent le même sens pour Esaïe. Ou en tout cas, elles produisent le même effet.

Dans le climat d’angoisse qui est le nôtre, l’espérance et la fidélité étouffent, écrasées sous l’impuissance.

Trop tard ou presque trop tard, qu’importe ?

L’envie d’agir a disparu.

Il nous semble que nous ne pouvons plus rien y faire. Le monde est dans un tel état et les puissances qui le gouvernent sont si fortes qu’on ne peut pas changer les choses par notre indignation ou par notre action.

Et si on s’en fichait, une fois, des délais et des ultimatums ? Si j’agis aujourd’hui, ce n’est pas parce que c’est « juste pas trop tard », c’est parce que la vérité a besoin de moi. Vérité de l’amour de Dieu. En être témoin et acteur, actrice, en-dehors de toute menace, de tout compte à rebours.

« Va dire à ce peuple » (Es 6,9)

Ce n’est pas par peur que j’agis, c’est pour proclamer la présence du Seigneur dans le monde.

Dans ce que doit proclamer Esaïe, la destruction est totale.

L’arbre n’est pas malade. Il est abattu. Si des rejetons poussent de la souche, ils doivent être coupés et jetés au feu ! La catastrophe est complète. Ce n’est qu’une fois la catastrophe consommée et consumée que la promesse intervient. Ce sont les derniers mots du texte : « cette souche est le gage divin d’un nouveau commencement. »

« Va dire à ce peuple : Vous aurez beau écouter, vous n’entendrez pas. Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. » (Es 6,9)

Il n’y a pas pour Esaïe et son peuple le moyen de se dire « ouf, ce n’est pas si grave ! ».

C’est grave, oui. Et dans cette gravité sans appel, nous sommes libérés d’un poids dont nous avons pris l’habitude de nous charger : ce n’est pas à nous d’éviter la catastrophe. Ce n’est pas à nous de sauver le monde. Ce n’est pas à nous d’être écrasés sous ce souci-là. Dans le texte d’aujourd’hui, le prophète est même engagé pour autre chose. Il ne doit pas redresser la situation du mal dans son monde. Il doit rendre ses interlocuteurs insensibles, durs d’oreille et aveugles ! Autant dire que le prophète lui-même n’y comprend plus rien dans une situation pareille. Il est lui-même inclus dans ce peuple qui subit la catastrophe et qui n’y comprend plus rien.

Nous, avec Esaïe, restons attachés à la vérité et à ce qu’elle peut produire en nous et entre nous.

Il ne nous reste que les termes de la vision du début du texte.

Il ne reste que les mots de la louange, ces mots qui reconnaissent la sainteté du Seigneur, ces mots qui reconnaissent la juste place de Dieu :

« Saint, saint, saint, le Seigneur de l’univers ! La terre entière est remplie de sa glorieuse présence. » (Es 6,3)

Nous le chanterons tout à l’heure en préparant la Sainte Cène. Nous le chanterons aussi demain et ces prochains dimanche.

Il y a la vérité de la détresse et du malheur de l’humanité. C’est une détresse qu’elle subit. C’est aussi un mal qu’elle provoque et qu’elle crée.

En chantant dans nos célébrations « Saint, saint, saint, le Seigneur de l’univers ! », nous affirmons que la vérité du mal et du malheur n’est pas la seule. Nous affirmons la vérité de la sainteté de Dieu qui, même quand il est trop tard, peut encore être dite.

Il est trop tard. Nous avons jeté nos filets toute la nuit et nous n’avons rien pris. Il est trop tard. Jetons encore le filet.

Amen.

David Allisson