ROMPRE LE CYCLE DE LA VIOLENCE


Prédication pour le culte du 23 février – Fleurier
Micha Weiss

Photo de Conor O’Nolan, Unsplash       

1ère lecture : 1 Samuel 26,3b-5a.7-11.12b-13.22-23

David, qui se tenait dans le désert, apprit que Saül venait l’y pourchasser. 4Il envoya des gens s’informer, et il eut ainsi la certitude que Saül était arrivé. 5Il se rendit à l’emplacement du camp de Saül et il repéra l’endroit précis où dormaient Saül et Abner, fils de Ner, le chef de l’armée.

7Pendant la nuit, David et Abichaï se rendirent au camp de l’armée : Saül, couché, dormait au centre du camp, sa lance plantée en terre près de sa tête. Abner et la troupe dormaient tout autour de lui. 8Abichaï dit à David : « Cette nuit, Dieu livre ton ennemi en ton pouvoir. Permets-moi de le clouer au sol avec sa lance. Un coup suffira, je n’aurai pas besoin de lui en donner un deuxième. » – 9« Non, répondit David, ne le tue pas ! Penses-tu que l’on puisse rester impuni, après avoir attenté à la vie du roi que le Seigneur a choisi ? 10Aussi vrai que le Seigneur est vivant, je te l’affirme : le Seigneur lui-même mettra fin à sa vie, soit qu’il meure de mort naturelle, soit qu’il succombe au cours d’un combat. 11Mais que le Seigneur me préserve d’attenter à la vie du roi qu’il s’est choisi. Contentons-nous de prendre la lance, qui est près de son chevet, et la gourde d’eau, et allons-nous-en. »

Personne ne se réveilla, personne ne vit ni ne sut quoi que ce soit ; tout le monde dormait, car le Seigneur avait fait tomber sur eux un profond sommeil. 13David passa de l’autre côté de la vallée et il se tint sur une hauteur, à bonne distance du camp de Saül.

22Il cria à Saül : « La lance du roi est ici ; que l’un de ses jeunes soldats vienne la récupérer. 23Que le Seigneur récompense chacun de nous pour son respect du droit et de sa fidélité. Aujourd’hui le Seigneur t’avait livré en mon pouvoir, mais je n’ai pas voulu attenter à ta vie, car tu es le roi choisi par le Seigneur.

Mais qu’avons-nous fait ?

Samedi passé, j’ai eu le plaisir de découvrir un bout d’histoire du Val-de-Travers, certains diraient plutôt une légende : La Vouivre de Saint-Sulpice. J’ai été pris dans l’histoire, dans la musique et le chant. C’était beau, c’était émouvant. Chapeau à Steve Muriset, et à nos paroissien·ne·s qui ont chanté dans le chœur.

Le refrain du dernier chant m’a particulièrement touché. Je vous lis les paroles : « Mais qu’avons-nous fait ? Massacré la terre ? Blessé notre mère ? Sommes-nous mauvais ? »

Et la suite du refrain qui mériterait une prédication à elle-même : « La bête meurtrie dans son nid, chassée, s’éteint dans un dernier cri. Qu’avons-nous fait du féminin dans nos vies ? Fait-il tant peur que nous l’en avons banni ? »

Ce refrain invite à une vraie réflexion, une méditation même sur le monde et sur nos relations.

Je crois que l’histoire de la Bible, elle a été conçue d’une manière similaire par ses auteurs et rédacteurs. Son histoire – dans toute sa complexité – nous invite à réfléchir et à méditer sur Dieu, sur l’être humain et sur le monde. Une histoire qui nous invite aussi dès le départ à méditer sur la violence, comme l’histoire de la Vouivre.

La Bible comme une méditation sur la violence

Dans la Bible, on voit la violence apparaître de manière sanglante dès son 3ème chapitre, quand Caïn tue son frère Abel. Mais on la trouve déjà avant, sous une autre forme, quand Adam ne fait pas face à sa propre faute et pointe Eve du doigt. Un réflexe qui est aussi dans nos gènes. Et qui est malheureusement encore normalisé et accepté aujourd’hui, surtout chez les hommes.

Dans la suite de l’histoire de l’Ancien Testament, ou de la Bible Hébraïque comme je préfère l’appeler, ce cycle de la violence continue de se répéter – encore et encore.

La Bible comme une méditation sur la violence, c’est une manière qui aide aussi à lire ces passages et ces histoires dures, horribles, réalistes. Tellement déroutantes par bouts – les massacres, les abus, et aussi les violences causés par Dieu – mais aussi surprenantes par d’autres – quand une personne choisit une autre voie que la violence, quand Dieu choisit encore et encore la compassion et la générosité, qu’Il pardonne et recommence le chemin avec les humains.

Dans l’histoire de David et Saül que Mireille nous a lu, on a justement droit à une de ces surprises. La suite logique de Caïn et Abel aurait été que David laisse Abichaï transpercer le corps endormi de celui qui le pourchasse. Mais quelque chose retient David – il y a en lui cette profonde intuition : « Je ne peux pas tuer cet homme – Dieu l’a choisi ».

C’est un de ces moments-clé où le cycle de la violence est interrompu. David choisit la voie créative de la non-violence. Non, il ne se laisse pas faire. Avec la lance et la gourde d’eau comme preuves, David fait savoir à Saül qu’il a choisi de l’épargner. Saül est touché et il renonce à son tour à sa poursuite meurtrière.

La bonté et la générosité de David, exprimées de manière créative et provoquante, ne laisse pas Saül indifférent.

La découverte d’une alternative

Ces interruptions du cercle vicieux de la violence, on les retrouve parsemés à travers toutes les parties de la Bible – dans les récits, la poésie, les discours et les réflexions. Ces interruptions nous invitent à découvrir l’espoir d’une autre voie, une alternative à la violence.

Mais plus on s’imprègne de l’histoire de la Bible hébraïque, plus une question grandit en nous : est-ce que c’est vraiment possible pour un être humain ou une communauté de vivre cette alternative ? Pas seulement dans une situation précise, mais de manière constante et cohérente ?

La suite de l’histoire de David – l’abus sexuel de Bethsabée et l’envoi au front de son mari Urie pour être tué au lieu d’avouer sa faute – c’est un exemple parmi tant d’autres : par lui-même, l’humain ne semble pas pouvoir être cohérent et constant dans cette alternative.

Pendant que la Bible reprend encore et encore le refrain de la Vouivre (Qu’avons-nous fait ? Sommes-nous mauvais ?), il y a aussi une lueur d’espoir qui grandit malgré tout – comme une suite au refrain qu’on aurait voulu entendre :
« Un jour viendra où Dieu présentera une personne.
Et la situation, il renversera.
C’est le Messie qui ouvrira une voie nouvelle.
Une manière restaurée d’être en relation avec Dieu, les humains et la Création.
Le sauveur du monde, le roi d’Israël »

C’est dans cette espérance que le Nouveau Testament nous introduit à Jésus – cet homme de la lignée… du roi David ! Qui semble si ordinaire, mais qui nous surprend encore et encore par ses paroles, actions et réactions qui changent des habitudes du 1er siècle comme encore des nôtres au 21ème siècle !

Plus on avance dans l’histoire de Jésus, plus les juifs qui connaissaient leur Bible devaient se dire : Est-ce que c’est lui que nos prophètes annonçaient ? Lui qu’on attend depuis si longtemps ? Celui qui rompra définitivement le cycle de la violence ?

Nous, nous savons ce que les auteurs du Nouveau Testament croient. Mais en écoutant la deuxième lecture, mettons-nous dans le rôle d’une personne dans cette foule nombreuse venue pour rencontrer et entendre Jésus pour la première fois.

2ème lecture : Évangile selon Luc 6, 27-38

27Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, 28bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous maltraitent. 29Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre ; si quelqu’un te prend ton manteau, ne lui refuse pas non plus ta chemise. 30Donne à quiconque te demande quelque chose, et si quelqu’un te prend ce qui t’appartient, ne le réclame pas. 31Faites pour les autres exactement ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous. 32Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment ! 33Si vous faites du bien seulement à ceux qui vous font du bien, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Même les pécheurs en font autant ! 34Si vous prêtez seulement à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendront, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Des pécheurs aussi prêtent à des pécheurs pour qu’ils leur rendent la même somme ! 35Au contraire, aimez vos ennemis, faites-leur du bien et prêtez sans rien espérer recevoir en retour. Vous obtiendrez une grande récompense et vous serez les enfants du Dieu très-haut, car lui, il est bon pour les ingrats et pour les méchants. 36Soyez pleins de bonté comme votre Père est plein de bonté. 37Ne portez pas de jugement et Dieu ne vous jugera pas non plus ; ne condamnez pas et Dieu ne vous condamnera pas ; pardonnez et Dieu vous pardonnera. 38Donnez et Dieu vous donnera : on versera dans la grande poche de votre vêtement une bonne mesure, bien serrée, secouée et débordante. La mesure que vous employez pour mesurer sera aussi utilisée pour vous. »

Aimez vos ennemis !

Je m’imagine en tant que personne dans la foule qui se dit : « Ça y est, l’interruption définitive du cycle de la violence arrive ! Pas de doute que Jésus est le Messie qui vient nous sauver, nous guérir et nous libérer ! »

Mais après le discours, je me gratte la tête et je me dis : « Mais… Attends Jésus, il y a un problème : tu veux nous faire travailler nous ? Tu sais bien qu’on ne va pas y arriver ! J’ai cru que c’était toi qui allais faire le boulot ».

Alors oui. Dieu est venu en Jésus pour nous sauver, nous guérir et nous libérer.

Oui, Jésus est venu ouvrir cette voie nouvelle. Mais il nous invite à le suivre, à apprendre par lui et avec lui à vivre de cette vie nouvelle ! Celles et ceux qui le suivent, il les appelle ses disciples, ses apprentis, mais aussi ses partenaires et ses amis.

Ce désir de partenariat, ce n’est rien de nouveau. Quand on lit la Bible hébraïque, c’est comme ça que Dieu agit – avec nous, à travers nous, en nous. On le lit depuis la première page, avant le « Qu’avons-nous fait ? » du chapitre 3 :

Dieu dit enfin : « Faisons l’être humain ; qu’il soit comme une image de nous, une image vraiment ressemblante ! Qu’il soit maître des poissons dans la mer, des oiseaux dans les cieux et sur la terre, des gros animaux et des petites bêtes qui vont et viennent au ras du sol ! » (Gn 1,26)

Cette relation de partenariat, c’est ce que Dieu désirait depuis le commencement. Donc bien sûr qu’on a notre part à jouer. Maisnous ne sommes pas seul·e·s. Nous avons le Seigneur de l’univers et de l’histoire comme partenaires !

C’est peut-être déstabilisant, mais Jésus nous donne effectivement des instructions – un plan d’action de comment vivre ce partenariat avec lui. Et les instructions de Jésus sont simples, claires, limpides : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Si quelqu’un te prend ce qui t’appartient, ne le réclame pas. Faites pour les autres exactement ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous. »

Ce que sont ces instructions… Et ce qu’elles ne sont pas

Ça fait déjà beaucoup à digérer. Mais allons encore un pas plus loin pour voir comment comprendre et appliquer les instructions de Jésus ?

Tout d’abord, il y a deux choses que je crois que Jésus ne dit pas :

  1. Ce n’est pas un appel à se laisser marcher dessus, à rester victime en silence sous prétexte que ça plairait à Dieu. Je vois souvent cette attitude en Église. Elle va avec l’idée qu’être chrétien, c’est être « gentil » : ne rien dire, tout prendre sur soi, mettre la poussière sous le tapis. Mais je ne crois pas que c’est ça, l’alternative à la violence ! Cette posture pose deux problèmes : elle ne confronte pas celle ou celui qui inflige la violence. Et elle vient avec l’effet cocotte-minute : la frustration s’accumule et ressort sous forme de soupirs, regards durs, critiques, parole derrière le dos… Bref, un comportement de plus en plus passif-agressif. Et un jour, la cocotte finit par exploser. Le cycle de la violence continue.
  2. Ces instructions ne sont pas un nouveau manuel de règles qu’on pourrait suivre à la lettre. Une checklist des choses à faire et à ne pas faire à cocher un à un. Ces instructions ne sont pas un outil pour se taper sur l’épaule en fin de journée en se félicitant d’avoir été une « bonne personne morale ».

Non, par ces instructions, je crois que Jésus nous invite à continuer la méditation sur la violence. Mais avec lui – en ayant ses paroles et sa vie comme exemple, et son soutien au quotidien.

Cette méditation, elle a pour but de nous transformer de l’intérieur. De nous transformer vers une attitude de cœur qui peut faire face à tout ce que le monde peut nous jeter à la figure. Et non pas à l’accepter comme un tapis de bienvenue qui dit « Marchez-moi dessus », mais à y répondre de façon créative, surprenante, provoquante même – mais sans violence, avec dignité et respect.

Avec ses instructions, Jésus pousse l’intuition de David à l’extrême : ce n’est pas seulement au roi choisi par Dieu que je ne dois pas faire violence, mais à tout humain. Pourquoi ? Parce qu’il et elle est aussi créé·e à l’image de Dieu. La générosité dont David fait preuve dans cette situation avec Saül, Jésus nous invite à la vivre comme un style de vie. Une générosité glorieuse, absurde, scandaleuse, qui n’initie pas la violence et y répond par autre chose. Comme Dieu l’a fait encore et encore au cours de l’histoire, dans la Bible jusqu’à aujourd’hui : « Soyez pleins de bonté comme votre Père est plein de bonté » (Lc 6,36).

Ces instructions ont dû étonner les disciples et la foule. Mais leur étonnement devait être encore plus grand quand ils ont vu Jésus vivre ce qu’il a enseigné : cette bonté et cette générosité extraordinaires du Père, jusqu’au bout. Et quand ils l’ont frappé sur la joue, et qu’ils ont arraché et partagé ses vêtements entre eux, Jésus n’a pas arrêté d’aimer et de pardonner. Il a vécu l’amour et la générosité de Dieu pour tout le monde, jusqu’à son dernier souffle.

Possible pour nous ?

Jésus, l’humain par excellence, nous a ouvert la voie vers cette alternative à la violence. Mais la question reste ouverte : est-ce que c’est réellement possible pour nous ?

Je dirais non et oui.

L’Histoire nous montre encore et encore que non : le cycle de la violence continue à se répéter jusqu’aujourd’hui. Et on peut aussi y réfléchir dans notre propre vie : Combien de personnes est-ce que vous connaissez qui vivent vraiment cette alternative ? Combien de communautés font réellement des instructions de Jésus leur règle de vie ?

Non, ce n’est pas toujours facile et clair. Au contraire. Parfois, c’est peut-être même impossible – et aucune autre issue que la violence semble être en vue. Alors le choix d’entrer dans le cycle de la violence, ça doit être exactement ça : un choix conscient, réfléchi, et responsable, qui reconnait la faute qu’on est prêt à commettre devant Dieu, avant même de l’avoir fait. Le choix de la violence ne se justifie pas, mais on peut choisir d’en être responsable quand même.

Encore et encore, on va être pris dans le refrain de la Vouivre. La polarisation politique et la montée de l’extrême droite en Occident ne va que renforcer les voix (et voies) de la violence.

Mais encore et encore, Jésus nous réinvite à Lui, à prendre ses paroles et sa vie au sérieux comme exemple, à le suivre et à apprendre à vivre comme Lui. Et encore et encore, de plus en plus, nous serons amenés à vivre des intuitions de bonté et de générosité comme David. Des moments créatifs de non-violence qui ne finissent pas avec le dernier refrain de la Vouivre, mais avec l’espérance d’un avenir où « il n’y aura plus de mort, il n’y aura plus ni deuil, ni lamentations, ni douleur. En effet, les choses anciennes ont disparu » (Ap. 21,4)

D’ici-là, ne vous inquiétez pas : on tombera et on se relèvera, on tombera on se relèvera, on tombera et on se relèvera encore.

La générosité de Dieu qui nous accompagne ne connait pas de limite.

Amen.