Méditation – récit pour le Vendredi-saint Fleurier, 15 avril 2022 Introduction au dernier repas de Jésus avec ses compagnons
C’est peut-être lors d’un autre repas que Jésus a eu l’idée d’un repas d’adieu à partager avec ses compagnons disciples à la veille d’être arrêté, jugé et crucifié.
Et c’est une femme qui pourrait bien la lui avoir inspirée par un geste inattendu et incongru, du moins en apparence : tandis qu’il se trouvait à table avec ses disciples chez un certain Simon à Béthanie, – c’était deux jours avant la Pâque où on mangeait les pains sans levain, précise l’Evangile -, cette femme dont on ignore le nom survint, portant un vase d’albâtre ; sans dire un mot, elle s’approcha de Jésus, brisa le vase et se mit à verser sur sa tête un parfum de grand prix, – trois cents derniers, dit-on, le salaire moyen de toute une année de travail !
Plusieurs disciples s’indignèrent que l’on gaspille ainsi d’argent : n’aurait-il pas été bien plus utile pour venir en aide à des pauvres ?
Mais Jésus les fit taire :
Cette femme a accompli une bonne œuvre en moi, dit-il : elle a embaumé à l’avance mon corps en vue de son ensevelissement. Partout où l’Evangile sera proclamé, on rappellera son geste !
Ce que Marie, sa mère, et les femmes qui l’accompagnaient n’auront pu faire le dimanche au petit matin, lorsqu’elles sont allées au tombeau pour honorer le corps de Jésus crucifié, mais ne le trouvèrent pas, cette femme inconnue l’a accompli de son vivant, comme un hommage anticipé, prémonitoire, dont on gardera la mémoire.
Et c’est ainsi qu’au premier jour des pains sans levain, Jésus décide d’envoyer deux de ses disciples préparer à Jérusalem le repas de la Pâque.
Il avait fait de même quelques jours plus tôt, le dimanche, envoyant deux disciples chercher une monture pour son entrée à Jérusalem, – c’était le jour où la foule entière l’avait accueilli en jubilant comme s’il était le Messie qui allait libérer Israël de la tutelle de Rome la paienne !
Entretemps, Judas, l’un des disciples, était allé vers les chefs des prêtres disant qu’il voulait leur livrer Jésus, – et ceux-ci lui promirent de lui donner de l’argent…
Et lorsque tout fut prêt pour le repas de la Pâque et qu’ils s’apprêtaient à manger, Jésus dit aux disciples que l’un d’entre eux le trahirait et que lui-même les quitterait bientôt…
Ce repas était à la fois un adieu et un rendez-vous à venir.
Prenant le pain et ayant dit la bénédiction, il le rompit et le leur donna, disant Prenez ! Ceci est mon corps.
Et prenant une coupe et ayant rendu grâces, il la leur donna et ils en burent tous. Et il leur dit : Ceci est mon sang, sang de l’alliance, versé pour la multitude. En vérité, je vous dis que je ne boirai plus jamais du fruit de la vigne
jusqu’à ce jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.
Pilate (et le Conseil supérieur des Juifs)
‘Voici, nous montons à Jérusalem et le Fils de l’Homme sera livré aux grands-prêtres et aux maîtres de la Loi : ils le condamneront à mort et le livreront aux païens ; ceux-ci se moqueront de lui, cracheront sur lui, ils le flagelleront et le mettront à mort…’ (Mc 10/33)
Jésus l’avait prédit : le Sanhédrin et Pilate complices, Juifs et païens s’uniraient pour le juger et se débarrasser de lui, – c’est par et pour l’humanité entière qu’il mourrait…
‘Es–tu le Christ, l’Envoyé de Dieu, – béni soit-il ?’ ‘Es-tu le roi des Juifs ?’ :
La question des grands-prêtres et celle de Pilate se suivent et se conjuguent pour l’éliminer, … mais ni l’un ni les autres n’ont le courage d’assumer seuls leur responsabilité dans la mort de Jésus : le Conseil supérieur des Juifs le remet au préfet romain, un païen, et celui-ci, à son tour, veut laisser décider la foule :
‘Qui voulez-vous que je relâche : Barabbas le brigand ou ce Jésus que l’on dit être votre roi ?’ Et comme la foule ne répond pas comme ça l’arrangerait, il leur demande encore :
‘Et de Jésus, que voulez-vous donc que je fasse ?’
Pilate pose des questions (‘Que faire ? Qu’est-ce que la vérité ? et même Qu’a-t-il donc fait de mal ?’), mais ne décide jamais : plutôt que d’oser agir, il préfère s’en laver les mains, – il choisit de fermer les yeux, laissant faire les autres…
L’Eglise n’en souligne pas moins sa pleine responsabilité dans la mort de Jésus : Pilate est, avec Marie, l’une des deux figures humaines que mentionne le Credo :
‘il est né de la vierge Marie ; il a souffert sous Ponce Pilate et fut crucifié…’
Mais ni elle ni lui, en vérité, n’en ont l’initiative : Marie et Pilate ne sont que des instruments de l’œuvre de Dieu. Et ce qui les différencie, c’est que le ‘Oui’ de Marie est un consentement qui permet la vie, alors que le laisser-faire opportuniste de Pilate ne conduit qu’à la mort…
La foule (et les soldats)
N’étaient-ce pas les mêmes qui criaient ‘Hosanna !’ le dimanche et lançaient à Jésus des fleurs le dimanche… et qui l’insultent, hurlant ‘A mort ! Crucifiez-le !’, cinq jours plus tard ?
Ils sont comme le sol pierreux de la parabole : le grain n’a pas le temps de s’y enraciner en terre parce que les vents du monde l’emportent, la girouette de l’opinion et des slogans !
Pourtant, il ne faut pas en vouloir à ces gens de Jérusalem : sont-ils vraiment si différents de ceux qui zappent devant leur poste de télévision quand les images du jour sont trop violentes, trop cruelles et qui préfèrent s’en détourner dans les feuilletons ou les divertissements ?
L’essentiel, dans l’Evangile, ce n’est pas cette foule versatile, ce ne sont pas même Pilate ni le Sanhédrin : l’essentiel, en vérité, c’est que Jésus poursuit son chemin, même flagellé, même affaibli à tel point qu’on doit embrigader un étranger de passage pour porter sa croix. L’essentiel, c’est que Jésus accomplit son œuvre jusqu’au bout, en pleine lumière, à la vue et au milieu des gens, quelles que soient leur hostilité, leur lâcheté ou leur aveuglement…
Même s’il en souffre et sait qu’il en mourra, Jésus n’a pas honte de la Croix.
Les brigands crucifiés
Les deux brigands crucifiés aux côtés de Jésus ressemblent à la foule : ils en partagent les injures et les moqueries, – même s’ils n’y sont pour rien, eux, dans sa condamnation. Leur présence souligne que, même sur la croix et à l’heure de sa mort -, Jésus n’est pas seul : c’est au milieu d’autres qu’il est crucifié et qu’il meurt.
Ces brigands sont ses derniers compagnons humains, quand les disciples se sont enfuis et que la foule bientôt s’en ira…
‘Il fut compté au nombre des rebelles’, disait la prophétie ancienne du Serviteur souffrant.
(Esaïe 53)
Ces visages de victimes qui encadrent Jésus empêchent de transformer la Croix en victoire, – en simple signe ‘plus’ d’une légende épurée de sa part de souffrance, de mort et d’injustice…
Les deux croix qui entourent celle de Jésus sont là pour faire à jamais mémoire des visages, connus ou anonymes, innocents ou coupables, des milliers d’hommes et de femmes qui furent ou qui sont aujourd’hui victimes des prétendues justices des tyrans ou de la violence arbitraire des foules en furie.
Elles rappellent que le malheur et la malveillance font partie de notre histoire humaine et que le Fils de l’Homme y est venu prendre sa pleine place jusqu’au bout…
Il n’y a plus de détresse ni de mort qui soient en dehors de Jésus crucifié ni en dehors de Dieu.
‘Ni la mort ni la vie, ni le passé ni le présent, aucune puissance humaine ou surhumaine, rien ni personne ne peuvent nous séparer, – nous détacher -, de l’amour de Dieu en Jésus Christ’, disait l’apôtre Paul à la fin de ses réflexions sur l’être humain, la création et l’espérance.
(Romains 8)
Jésus lui-même (et Dieu absent ?)
Si Pilate et le Sanhédrin, la foule, les soldats et même les brigands plus ou moins impliqués dans la mort de Jésus, ils n’en sont pas les acteurs véritables, – la croix n’est pas leur initiative.
Comme il l’avait annoncé, – et rappelé en partageant avec ses disciples le repas de la Pâque -, c’est Jésus lui-même qui jusqu’au bout décide de son chemin, accomplissant ainsi l’œuvre que lui avait assignée son Père.
‘Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et donner sa vie…’ ‘Cette coupe est mon sang, le sang de l’alliance, versé pour toute l’humanité.’
Il n’en reste pas moins humain, pleinement humain : comme il peut arriver à chacun de nous, à l’heure décisive, il est soudain saisi d’un doute et peut-être de peur.
Se serait-il trompé en marchant vers la souffrance et vers la mort en croyant obéir à Dieu ?
La volonté divine n’aurait-elle pas pu s’accomplir autrement, – sans passer par la croix ?
Comme au Jardin des Oliviers, Jésus éprouve soudain l’angoisse et la frayeur.
A Gethsémané, il avait prié Dieu d’éloigner de lui la coupe amère des douleurs…
Mais s’était aussitôt repris : ‘Père, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne !…’
Au Golgotha, Jésus hurle de se sentir abandonné : ‘Pourquoi ?…’
Mais c’est encore à Dieu qu’il adresse son cri, – à son Dieu : ‘Eli, Eli, lama sabachthani ?’
Son abandon, Jésus le vit et le dit devant Dieu, – en Dieu…
Et quand il pose à Dieu la question qui ouvre le Psaume 22 : ‘Pourquoi m’as-tu abandonné ?’,
être est-il porté au plus profond de lui par la suite et la fin de ce Psaume qu’il connaît par cœur, – même s’il n’a plus la force de les dire :
‘Tu m’a répondu, Seigneur !
J’annoncerai ton nom à mes semblables ; au milieu de l’assemblée, je te célébrerai… Les extrémités de la terre se souviendront, elles viendront à lui ;
toutes les familles de la terre s’inclineront devant lui.
Et au peuple à naître on proclamera sa justice, parce que Dieu a agi !’
Au Golgotha, Dieu semble n’avoir pas répondu à la question lancée par Jésus, – mais peut-être était- il en lui, comme les paroles du Psaume.
Et le fait même que Jésus lui ait adressé à lui son dernier cri laisse à penser que le lien entre le Père et le Fils ne s’était pas rompu…
peut-
Et lorsque meurt Jésus, deux signes suggèrent que Dieu était là, même en silence :
Les trois heures d’obscurité soudaine sur terre pendant que Jésus agonise en croix font place à la lumière du plein jour à l’instant même où il expire.
Et le rideau du Temple de Jérusalem qui masquait au peuple la présence de Dieu se déchire, – ‘du haut jusqu’en bas’, précise l’Evangéliste, comme si Dieu lui-même avait défait ce qui jusque-là interdisait aux hommes de le voir face-à-face : désormais, c’est sur le visage de Jésus, – de Jésus crucifié -, que Dieu se laisse voir. Sa présence n’a plus besoin de grands-prêtres ni de cathédrales : en la personne du Crucifié, Dieu se dévoile à l’humanité entière, … mais il n’appartient à personne, – aucune nation, aucun empire, aucune Eglise ou religion.
Les femmes, le centurion romain (et les disciples absents)
A l’instant même où Jésus meurt, ayant crié son abandon, deux signes suggèrent que Dieu n’était pas loin : la lumière du plein jour brille à nouveau et le rideau du Temple se déchire.
Et l’Evangile en ajoute un troisième, – un signe en demi-teinte, entre reconnaissance et regret : c’est la parole du centurion romain de garde au pied de la croix, – un soldat, un païen.
‘En vérité, – dit-il, voyant mourir Jésus -, cet homme était fils de Dieu…’
C’est une confession, mais aussi un regret, – l’aveu, peut-être, d’une rencontre manquée :
‘Cet homme était fils de Dieu…’
Plutôt qu’une affirmation de foi, c’est un constat et une reconnaissance : le centurion est le premier à percevoir, en la personne de Jésus mourant sur la croix, quelqu’un dont le visage reflète Dieu lui- même.
Peut-être cet officier païen est-il le premier venu de ces ‘familles des nations’ du Psaume 22 qui ‘(annonceront) au peuple à naître la justice de Dieu, – parce que Dieu a agi’ !
Pour passer de cette constatation-regret du centurion à une confession de foi au présent :
‘Il est vraiment le Fils de Dieu !’, l’Evangile souligne la place essentielle de quelques femmes.
A l’heure où Jésus meurt, alors que les disciples se sont enfuis, ces femmes sont là et ‘regardent de loin’, dit Marc : il y a Marie de Magdala, il y a Salomé et une autre Marie, ‘Marie, mère de Jacques le petit et de José’, – qui est sans doute aussi celle de Jésus lui-même.
Ces femmes qui gardent le silence relient la mort de Jésus sur la croix et son ensevelissement à la découverte de son tombeau vidé, le dimanche matin.
C’est à elles que l’ange annonce la parole qui ouvre l’avenir :
‘Celui que vous venez chercher avec vos aromates, Jésus n’est plus ici : il est ressuscité, il vit !
Il vous précède, il vous attend en Galilée, là où tout avait commencé…’
Ces femmes ne pourront pas, – comme le fit l’inconnue de Béthanie -, verser leurs parfums et leurs larmes sur le corps de Jésus : c’est à suivre un Vivant qu’elles vont être appelées, elles qui avaient jusqu’au bout partagé son chemin…
Si Marc ne dit rien de la naissance ni de l’enfance de Jésus, – son Evangile s’ouvre avec le baptême de Jésus adulte -, il indique comme témoins de la mort de Jésus deux femmes qui se nomment Marie, ainsi qu’un homme, Joseph d’Arimathée, qui demande à Pilate le corps du Crucifié et l’ensevelit en présence des femmes.
Un Joseph et deux Marie : visages-relais d’une autre, d’une nouvelle naissance !…
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Ion Karakash