Prédication de Ion Karakash aux Verrières – 12 septembre 2021

L’inauguration de l’orgue des Verrières a eu lieu il y a 50 ans. A l’occasion de cet anniversaire, Ion Karakash a prêché sur le thème de la musique
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Image « capturée » sur le site web Orgues et Vitraux – lien

‘Je chante pour passer le temps’, fredonnait Léo Ferré sur des vers d’Aragon, le poète :

‘Comme on se fait le cœur content
A lancer cailloux sur l’étang
Je chante pour passer le temps’

Mais sur d’autres paroles de ce même Aragon, Jean Ferrat, répliquait :

‘Je ne chante pas pour passer le temps’ :
‘Le monde ouvert à ma fenêtre   (…)
Avec son bruit et sa fureur   (…)
Je ne chante pas pour passer le temps’

Et nous, lorsque nous consacrons du temps à chanter, à jouer de la musique ou à l’écouter,  est-ce un simple divertissement pour passer, pour ‘tuer le temps’, comme on le dit parfois ? 

La musique pourtant est parfois autre chose : un cri, une protestation, un chant de joie.

Quelque chose qui tient à notre histoire, à notre mémoire et à notre espérance… 

L’apôtre Paul y fait allusion dans une de ses lettres aux Chrétiens de Corinthe :

‘Je chanterai par l’inspiration, mais je chanterai aussi par l’intelligence !’   (I Cor.14/15)

Pour qu’une musique nous aide à vivre un peu plus pleinement, il ne suffit pas qu’elle soit agréable à entonner ou à entendre : il faut aussi qu’elle sonne juste, qu’elle sonne vrai, au diapason de notre vie réelle, de notre monde tel qu’il est.  C’est encore Aragon qui écrivait :

            ‘Chanter  /  Pour que l’ombre se fasse humaine  

             Comme un dimanche à la semaine  /   Et l’espoir à la vérité…’.                                                    

‘Comme un dimanche à la semaine…’ : n’est-ce pas justement pour cela qu’il y a des orgues et des psautiers, – un organiste qui joue et des fidèles qui chantent, dimanche après dimanche : pour faire mémoire de la semaine qui s’est achevée et nous orienter à celle qui commence ?!…

Un chant, une musique aux carrefours du quotidien, reliant l’espérance et la foi à la vie réelle.

Sinon, c’est chanter dans le vide, – ‘tel un airain qui résonne, une timbale qui fait du bruit’, comme le disait encore l’apôtre Paul dans sa même lettre aux Corinthiens. (I Cor.13/1)

                        *                                             *                                             *

La Bible nous en propose, au moins, deux exemples admirables.

Le premier, c’est le Psaume 137.  

Je n’en parlerai pas ce matin, – mais lisez-le, chez vous !

C’est le psaume des fidèles exilés à Babylone et qui refusent de chanter en déportation les cantiques qu’ils entonnaient jadis à Jérusalem, comme le réclament leurs gardiens :

            ‘Que ma langue se colle à mon palais et que ma main se dessèche sur les cordes,

             si je t’oublie, Jérusalem !…’

L’autre exemple concerne aussi un chant de prisonniers, au livre des Actes. (Actes 16/23-34)      

Suite à une émeute, Paul et Silas furent roués de coups à Philippes en Macédoine, puis jetés en prison sur l’ordre des autorités, et un geôlier fut chargé de les tenir sous bonne garde.

Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas chantaient les louanges de Dieu, et les autres prisonniers les entendaient.

Soudain, il y eut un tremblement de terre : les fondations de la prison furent ébranlées, les portes s’ouvrirent et tous les liens se détachèrent.

Le geôlier se réveilla en sursaut et, voyant les portes de la prison ouvertes, il tira son épée ; 

il s’apprêtait à se donner la mort, pensant que les prisonniers s’étaient enfuis

Mais Paul lui cria : ‘Ne te fais pas de mal : nous sommes tous ici !’

Alors le geôlier demanda de la lumière, il se précipita dans la cellule et tomba tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas.

Il les emmena hors de la prison et leur dit : ‘Messieurs, que dois-je faire pour être sauvé ?’

Ils lui dirent : ‘Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé, toi et toute ta maison.’

Et ils se mirent à lui annoncer la Parole du Seigneur, ainsi qu’à tous ceux qui étaient chez lui.

Alors, en pleine nuit, le geôlier lava leurs plaies ; il reçut le baptême, lui et tous les siens.    

Les prenant chez lui, il mit la table, se réjouissant avec toute sa maison d’avoir cru en Dieu.

Le chant de Paul et de Silas dans leur prison de Macédoine brise d’un coup toutes leurs chaînes : il n’y a plus de murs autour d’eux, la voie est libre !

‘Trop beau pour être vrai !’, vous dites-vous peut-être… et vous auriez raison !

… Vous auriez raison, si l’épisode se terminait par une évasion spectaculaire, miraculeuse,       et que Paul et son compagnon de captivité se retrouvaient subitement transportés dans un lieu idyllique, loin de leurs chaînes et de leurs geôliers.  

Mais c’est justement l’inverse qui se produit : Paul et Silas ne profitent pas de la situation pour jouer les filles de l’air. Curieusement, malgré ou peut-être grâce à leur liberté nouvelle, ils restent là, en cellule, et j’imagine même qu’ils continuent d’y chanter leurs cantiques !

Ils attendent que leur gardien revienne, – tellement effrayé d’avoir failli à sa mission qu’il s’apprêtait à se donner la mort ! Paul et Silas l’attendent, – et le miracle, l’effet vraiment prodigieux de leur chant, c’est qu’ils sauvent ainsi la vie de leur gardien désespéré et l’entraînent vers une liberté nouvelle avec toute sa maison. 

Leur chant n’était pas une échappatoire passagère hors des murailles de leur prison, – une extase-express vers le septième ciel, au milieu d’anges désincarnés.

Parce qu’ils chantaient juste et qu’ils chantaient vrai, au diapason de leur situation réelle, Paul et Silas ont fait de leur cellule un lieu de délivrance et de nouvelles relations.

(Tels seront, plus tard, les Negro spirituals qui exprimaient la détresse des esclaves, à la fois comme une prière, comme une protestation et comme une mobilisation pour maintenir vivante l’espérance d’une libération et d’une coexistence différente des Noirs avec les Blancs…)

                        *                                             *                                             *

Alors, ‘chanter pour passer le temps…’ ?

Pourquoi pas ?

–  Mais chanter surtout pour panser le temps comme on panse une blessure : non pas pour masquer la souffrance et camoufler les injustices, mais pour apaiser la douleur en excès et se défendre du malheur et des injustices qui mènent au désespoir.

–  Chanter aussi pour penser le temps, comme on fait mémoire des absents décédés et des enfants à naître ou que l’on fête des solidarités et des tendresses qui stimulent la vie.

 –  Chanter ainsi pour changer le temps, comme on ouvre des brèches dans les murailles de toute sorte qui rétrécissent l’humain…

Et c’est par un poème que je laisse à présent la parole à la musique et au silence : comme une exhortation et une promesse, quelques lignes d’Anne Perrier, une voix proche de nous par l’espace et le temps.

En ce monde tu es l’oiseau                    Ne trahis pas l’espace ni le chant
Ce serait beau                                       Déjà et suffisant
Si tu pouvais tenir la note unique        Que Dieu te destina dans sa libre musique

                                                              (Anne Perrier ; ‘Le petit pré’)