Parabole des serviteurs inutiles (Luc 17/5-10)

Prédication du culte du dimanche

3 novembre 2024 – Couvet

A la première écoute, la parabole semble être une exhortation à nous mettre au service de Dieu de manière désintéressée, sans attendre de lui la moindre gratification ni récompense.

Quand vous avez accompli votre tâche, dites : ‘Nous sommes des serviteurs inutiles ;

             Nous avons seulement fait ce que nous devions faire’ !

Jésus exigerait de nous une absolue humilité : nous estimant inutiles, nous devrions nous interdire toute autosatisfaction du travail accompli.

Mais à nous engager ainsi sans jamais espérer la moindre reconnaissance, je crains que nous ne sombrions tôt ou tard dans une forme de doute et de découragement : ce que nous faisons a-t-il vraiment quelque valeur ou quelque utilité ? Donner de nous-mêmes dans une activité qui ne sert à rien et que personne ne semble apprécier, n’est-ce pas bientôt déprimant ?

Heureusement, en lisant attentivement la parabole, certains détails pour le moins surprenants corrigent cette première lecture.

Ainsi, Jésus semble parler à ses disciples comme s’ils étaient des maîtres qui auraient à leur disposition des serviteurs ou des esclaves.

Qui d’entre vous, s’il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes…

Mais comment imaginer que ces hommes qui avaient tout quitté pour suivre Jésus, – leur famille, leur maison, leur travail -, auraient des serviteurs pour garder leurs troupeaux ou labourer leurs champs avant de venir les servir à table ?

D’ailleurs, dans la parabole, après avoir commencé par prendre les disciples pour des maîtres, Jésus s’adresse ensuite à eux comme à des serviteurs :

            De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites :

Nous n’avons fait que notre devoir, ce qui nous était demandé !

Comment Jésus considérait-il donc ses disciples : comme des maîtres ou des serviteurs ?

Et peut-on vraiment qualifier d’inutiles des hommes qui avaient passé une journée entière aux champs à garder les troupeaux de leur maître ou à labourer ses champs avant de rentrer préparer et servir son repas ? Comment Jésus ose-t-il suggérer qu’ils n’auraient servi à rien ?!

                        *                                             *                                             *

L’adjectif inutiles s’applique décidément mal aux serviteurs de la parabole !

En vérité, non seulement il n’est pas adéquat, mais il n’est pas correct : en effet, l’adjectif que l’on traduit d’habitude dans la parabole par inutile signifie littéralement, en grec, qui ne relève pas d’une nécessité, d’un ‘il faut’.

Plutôt qu’inutiles, il serait plus juste de parler de serviteurs qui ne le sont pas par nécessité, contrairement à tant de femmes, d’hommes ou d’enfants de ce temps-là qui n’avaient d’autre choix que l’esclavage, parce qu’ils étaient prisonniers de guerre ou qu’ils ne voyaient d’autre issue à leurs dettes ou à leur faim, – …  des gens de ce temps-là… et encore d’aujourd’hui…

Par ailleurs, s’ils ne travaillent pas par nécessité, c’est aussi qu’ils ne sont pas indispensables et que le maître pourrait se passer d’eux pour l’exploitation de ses champs ou l’entretien de sa maison : ses affaires ne péricliteraient pas, sa maison ne s’écroulerait pas si ces serviteurs venaient à manquer.

L’avenir des biens de leur maître ne dépend pas d’eux, de leur travail ni de leur efficacité.

(Je me demande s’il n’y aurait pas ici une petite pique ironique de Jésus à l’adresse de ses disciples qui venaient, – d’après l’évangéliste Luc -, de lui demander un supplément de foi.

Comme s’ils aspiraient ainsi à accroître leurs pouvoirs et à améliorer leurs performances !

Alors, c’est comme si Jésus leur répondait :

Considérez-vous comme des serviteurs dont le maître pourrait parfaitement se passer et faites simplement ce qu’il vous demande de faire !

N’essayez pas de jouer les champions de la foi ou les super-apôtres !)

Si ces serviteurs ne le sont pas par nécessité à cause de leurs conditions de vie, de leur misère ou de leurs dettes, c’est que, pour une raison ou pour une autre, ils l’ont choisi…

– et c’est aussi que le maître les aura acceptés, voire même qu’il les aura choisis !

Ce qu’enseigne la parabole ainsi comprise, c’est que personne n’est obligé de croire en Dieu ni de le servir : si nous choisissons de répondre à l’appel que Dieu ou Jésus nous ont adressé, c’est toujours en serviteurs libres que nous le faisons, – non par contrainte ou par nécessité, mais par fidélité à nous-mêmes, à nos convictions, et par reconnaissance envers Dieu !

Cela explique aussi pourquoi Jésus s’adresse ici à ses disciples d’abord comme à des maîtres, puis comme à des serviteurs, – des serviteurs qui ne sont pas inutiles, sans pour autant être indispensables, et des serviteurs librement consentants, affranchis de toute forme d’obligation.

En tant que disciples de Jésus, ils sont justement l’un et l’autre à la fois : libres et serviteurs !

Voilà qui fait écho à une parole de l’apôtre Paul dans sa première lettre aux Corinthiens :

Bien que je sois libre à l’égard de tous, je me suis fait serviteur de tous.

(I Cor. 9/19)

Non par nécessité, en vue de mériter la bienveillance de Dieu et d’obtenir une récompense, mais par confiance à Dieu et parce que cela donne un sens à ma vie, à ma présence au monde.

En ce dimanche de la Réformation, on peut rappeler la double définition bien connue de Luther dans son traité sur la Liberté du chrétien, reprenant cette parole de Paul :

            Un Chrétien est un libre maître de toute chose et n’est soumis à personne.

            Un Chrétien est un serviteur corvéable en toute chose et soumis à chacun.

                        *                                             *                                             *

Nous voici bien loin de serviteurs qui devraient par humilité se considérer comme inutiles, s’interdisant toute estime d’eux-mêmes et toute satisfaction du travail accompli !

En tant que chrétiens, nous sommes des serviteurs librement engagés d’un maître qui fait appel à nous sans nous imposer des rendements ni exiger de nous des performances parfaites.  

Sans nous croire indispensables, nous avons le privilège de ‘faire ce que nous avons à faire’, simplement, fidèlement, – parce que ce maître nous fait confiance et qu’il nous donne la force et le privilège de servir pour sa gloire et pour le bien de nos semblables.

Et comme il ne s’agit ni d’un PDG distant ni d’un Conseil d’administration formé d’inconnus, mais de Jésus de Nazareth, – notre semblable, notre frère en humanité -, c’est à lui que je laisse le mot de la fin : le message qu’il adressait, d’après l’évangile de Jean, à ses disciples à la veille d’être séparé d’eux par sa mort pour leur rappeler qu’il était, lui, la source et le garant de leur service et de leur liberté, – de notre service et de notre liberté.  (Jean 15/15-16,11)

Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore les desseins de son maître ;   je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi qui vous ai choisis… Je vous ai dit cela, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit entière.

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Ion Karakash