Cultes des 23 et 24 septembre 2023 à Môtiers et à La Côte-aux-Fées
Prédication de Ion Karakash
Matthieu 20
En racontant la parabole des ouvriers engagés à différentes heures du jour et qui reçoivent tous un même salaire, Jésus a dû choquer ses auditeurs… et peut-être aussi ses disciples !
Sans doute auditeurs et disciples auraient-ils réagi tout autrement si Jésus l’avait racontée comme le fit un rabbin, deux siècles après lui :
Un roi avait engagé plusieurs ouvriers. Revenant deux heures plus tard, il remarqua l’un des ouvriers qui travaillait plus et mieux que tous les autres ;
il le fit appeler et passa la journée entière à se promener avec lui.
Le soir venu, lorsque les ouvriers vinrent les uns après les autres pour toucher leur
salaire, le roi donna à cet ouvrier le même salaire qu’à tous les autres.
Ces derniers en furent indignés :
‘Nous avons trimé toute la journée, alors que lui n’a travaillé que deux heures,
et tu lui donnes le même salaire qu’à nous !…’
Mais le roi leur répondit :
‘En deux heures de travail, lui en a fait autant, si ce n’est davantage que vous tous en une journée entière !’
Ces récits ont deux éléments en commun : l’attribution d’un salaire identique à des hommes qui ont travaillé un nombre d’heures différent, et la protestation de ceux qui s’estiment lésés, – mais les raisons données par le maître ou par le roi sont à l’opposé l’une de l’autre.
Pour le roi du rabbin, c’est le rendement qui est déterminant : si un ouvrier fait le même travail en deux heures que ses collègues en douze, n’est-il pas normal et légitime qu’il reçoive autant qu’eux à la fin de la journée ? Le salaire accordé correspond au travail accompli !
Dans sa parabole, Jésus souligne au contraire l’apparente iniquité du maître qui donne à tous le même salaire, qu’ils aient travaillé une heure seulement ou la journée entière. Ce n’est pas l’activité ni l’efficacité des uns et des autres qui sont le critère de la rétribution, mais la bonté généreuse de Dieu, en dehors de tout calcul de rendement ni de mérite !
En lisant attentivement la parabole évangélique, on constate que ce ne sont pas les travailleurs, mais lemaître qui est le personnage central : c’est lui sort embaucher des ouvriers tout au long du jour, puis encore à l’approche du soir, alors que, – comme c’est encore le cas dans des pays du Proche-Orient -, ces hommes attendent sur la place que quelqu’un les embauche pour la journée pour ses chantiers ou pour ses champs. Les plus costauds sont rapidement engagés, mais les chétifs ou les plus vieux restent là, espérant que quelqu’un aura besoin d’eux…
Et si le maître, dans la parabole, agit comme il le fait, ce n’est pas d’abord parce que ces ouvriers seraient nécessaires pour l’entretien de sa vigne, mais c’est surtout pour éviter qu’ils perdent leur temps à attendre en vain parce que personne n’aura eu besoin d’eux, – besoin de leur énergie ou de leurs compétences. Le but de ce maître, c’est que chacun d’entre eux trouve un lieu où mettre en valeur ses forces, son savoir-faire, son temps !
La parabole telle que Jésus la racontait souligne d’ailleurs cela par un étrange détail :
les ouvriers appelés dès le matin conviennent avec le maître d’un salaire précis : un denier ; à ceux qu’il engage à 9 heures, à midi, puis encore à 15 heures, le maître déclare seulement : ‘Venez, et je vous donnerai ce qui est juste’, sans autre précision; quant à ceux de la dernière heure, ceux qui auront attendu le jour entier parce que, disent-ils, ‘personne ne nous a embauchés’, le maître les invite à aller eux aussi dans sa vigne, – mais sans faire mention d’aucune forme de salaire ou de rétribution ! Et ils y vont sans savoir ce qu’ils recevront !
Ce que les ouvriers de la première heure qui s’irritent de recevoir le même salaire que leurs collègues de la dernière doivent comprendre, c’est qu’en fait, ils sont, eux, les privilégiés :
– privilégiés d’avoir reçu plus tôt que les autres l’appel d’un maître qui leur a fait confiance ;
– privilégiés d’avoir eu l’assurance dès le matin qu’un bon salaire leur serait accordé le soir ;
– privilégiés aussi d’avoir pu se rendre utiles tout au long du jour et de jouir ainsi d’une forme de reconnaissance, pendant que d’autres attendaient sur la place avec des sentiments mêlés d’inutilité, d’incapacité et peut-être de honte : ‘Personne ne veut de nous ; nous ne sommes bons à rien… Comment ferons-nous pour vivre et nourrir nos familles ?…’
Mais, plutôt que de se réjouir du salaire que leur octroie le maître, – un bon salaire en ce temps-là pour une journée de travail -, les ouvriers de la première heure s’offusquent de constater que les suivants en ont reçu autant.
Et le maître vient bouleverser leur idée de l’égalité : ce n’est plus ‘à travail égal, salaire égal’, ni même ‘tous sont égaux devant la loi’, – la loi des affaires et de la productivité !
A une vision horizontale de l’égalité, – celle des comparaisons, de la compétition ou de la convoitise -, la parabole oppose une tout autre approche, verticale : celle du don et de la générosité, celle d’une égale bonté.
Aux ouvriers protestataires qui disent au maître, littéralement, en grec : ‘Ces gens de la dernière heure n’ont travaillé qu’une heure, et tu les fais égaux à nous qui avons supporté le poids de la journée entière et toute la canicule !’, le maître répond :
‘Je veux donner à ce dernier-venu comme à toi : ne m’est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ?! Ou ton œil serait-il mauvais parce que je suis bon ?…’
L’égalité selon l’Evangile n’est pas affaire de mérites, d’efficacité ni d’efforts de l’humain : elle découle de la bonté du maître, – de la bienveillance du Dieu que Jésus révélait à celles et ceux qu’il rencontrait, le ‘Père céleste qui fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons et fait pleuvoir sur les justes comme sur les injustes’. (Matthieu 5,45)
Et je constate, – si vous me permettez une allusion à la triade chère à la République voisine -, que cette égalité-là est source et expression de liberté et de fraternité, tandis que l’autre, horizontale, s’accompagne généralement de contraintes et de règlements et entraîne plutôt la division et les confrontations !
Il est sans doute difficile d’imaginer comment mettre en œuvre dans nos relations d’affaire et de travail l’égalité telle que la voit et la veut le maître de la parabole : une égalité basée sur sa bonté à l’adresse de tous…
Ainsi, il est permis de penser qu’au lendemain de la parabole, ou la semaine d’après, peu d’ouvriers seront sur la place à six heures du matin pour se faire embaucher, – et que la plupart ne se présenteront qu’en fin d’après-midi !
Mais dans un monde où la course à l’efficacité et au rendement mène à laisser sur le bas-côté, à attendre et à désespérer, celles et ceux qui peinent à trouver leur place, qui souffrent d’une infirmité ou que leur âge empêche de suivre le rythme imposé, il n’est sûrement pas inutile ni insensé de rappeler de temps en temps l’égalité telle que la conçoit l’Evangile : l’égale bonté d’un Dieu pour qui tout être humain mérite reconnaissance et dignité, – une place sous le soleil qui brille comme sous la pluie qui féconde les champs…
Un Dieu qui veut que nul ne soit amené à dire : ‘Personne ne veut de moi, – je suis un inutile.’