Culte du dimanche 29 octobre 2023 à Môtiers
Prédication sur Matthieu 22/34-40 :
Après avoir répondu à des questions-pièges sur les impôts à payer à l’empire romain, puis sur la résurrection des morts, c’est par un maître de la Loi que Jésus est mis sur la sellette à propos de la Loi : quel est le plus grand des commandements ?
C’est encore une question-piège : si Jésus répond que c’est tel commandement particulier, on lui reprochera d’ignorer ou de négliger les autres … et il y en avait beaucoup !
En se basant sur les Dix commandements fondamentaux de Moïse, ce ne sont pas moins de 613 prescriptions qu’un Juif fidèle devait suivre : 248 obligations et 365 interdictions qui touchaient à quasiment toutes les situations de la vie courante, aussi bien la vie religieuse que la vie sociale et la vie de famille, sans oublier la nourriture, la santé, l’habillement, etc….
Pharisiens et maîtres de la Loi veillaient au respect scrupuleux de tous ces commandements, et gare à ceux qui s’en écartaient ! Cela conduisait inévitablement à des discriminations, classant les gens en bons ou en mauvais membres du peuple élu de Dieu.
Mais ce foisonnement de devoirs et d’interdits finissait par devenir un carcan où les fidèles risquaient de perdre de vue l’essentiel, la raison d’être de la Loi que Dieu avait donnée par Moïse pour que son peuple, enfin délivré de l’oppression en Égypte, n’aliène pas sa liberté et son identité par de nouvelles servitudes et de nouvelles dépendances religieuses ou sociales.
Il arrivait même qu’en certaines situations obéir une règle amenait à en transgresser une autre, ou que certains tirent prétexte de tel devoir pour s’exempter d’un autre.
Jésus en donna d’ailleurs un exemple aux Pharisiens lorsqu’il leur reprocha un jour de prendre prétexte de faire telle offrande prescrite au profit du Temple pour ne pas porter assistance à leurs parents, à leurs aînés : le service de la maison de Dieu devenait ainsi une bonne excuse pour ne pas prendre soin de leurs propres parents. (Matthieu 15,3-6)
En une autre circonstance, Jésus fit une remarque similaire à propos du sabbat : alors qu’il s’apprêtait à guérir un homme dont la main était paralysée, les Pharisiens l’accusèrent de transgresser ainsi le jour sacré du repos où aucune activité n’était autorisée : la journée entière devait être consacrée à Dieu et à lui seul. Jésus leur réplique par une question : Est-il donc permis le jour du sabbat de faire du bien à quelqu’un ou de malfaire ? est-il permis d’agir pour que la vie l’emporte ou d’être complice de la mort en refusant d’agir ? En créant le repos du sabbat, Dieu voulait-il asservir son peuple ou lui permettre de vivre – et de vivre pleinement ? D’où la conclusion qu’en tirait Jésus : ‘Le sabbat est fait pour l’être humain, et non pas l’être humain pour le sabbat !’ (Marc 3,4-5 ; 2,27)
Face à cette avalanche d’obligations et d’interdits, des théologiens juifs cherchaient, bien avant l’époque de Jésus déjà, à réduire ces règles à ce qui est vraiment essentiel, et ils le faisaient autour de deux axes fondamentaux, deux commandements-clé dont découlait le reste :
– premièrement, que Dieu est un et qu’il n’y a pas d’autre Dieu à honorer ou à servir
que lui ;
– deuxièmement, qu’il faut respecter ses semblables en s’efforçant de vivre avec eux
dans la justice et dans la paix que Dieu veut pour son peuple.
Jésus n’était donc pas un révolutionnaire lorsqu’à la question : ‘Quel est le plus grand commandement ?’ il répondait que le premier, le principal, est ‘Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée’, et que le second, qui est semblable au premier, est ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’.
Tu aimeras Dieu de tout ton être.
Aimer Dieu de tout son être est le fondement de tous les commandements, parce que Dieu est la source même de toute vie : c’est devant lui, en lui et grâce à lui que notre existence peut se déployer de manière féconde et bénie, dans la reconnaissance à l’égard du passé, dans la confiance active pour le présent et dans l’espérance de ce qui est à venir.
Et cette confiance de nous savoir portés et gardés par Dieu, aimés de Dieu, nous donne et nous commande de vivre avec les autres en sachant qu’eux aussi sont aimés de lui, qu’il veille sur eux comme il veille sur nous, qu’il leur accorde la même confiance qu’à nous, quelles que soient leurs faiblesses et leurs imperfections… qui sont aussi les nôtres.
D’où le second commandement dont Matthieu souligne qu’il est semblable au premier :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Semblable, mais pas identique : Jésus ne confond pas l’amour de Dieu et l’amour du prochain.
Le premier est une réponse reconnaissante à un amour pleinement reçu, tandis que le second est réciproque, partage de ce qui permet de vivre – et de le faire en paix et en félicité.
De Dieu nous ne pouvons que recevoir ; avec le prochain nous sommes dans l’échange, nous mettons en commun.
Aimer son prochain comme soi-même veut dire qu’autrui est digne d’autant d’amour que nous, – et cela vaut non seulement pour celles et ceux qui nous ressemblent, qui partagent notre foi, nos valeurs ou notre manière de vivre, mais pour tous nos compagnons en humanité, quelles que soient leurs convictions, leur origine et leur mode de vie.
C’est l’une des originalités de la réponse de Jésus sur le plus grand commandement : devant l’amour premier de Dieu, il n’y a pas un unique peuple élu ni une unique communauté de vrais fidèles, il n’y a pas de tri possible ni de discrimination.
Une autre originalité de sa réponse découle de la première : c’est de résumer en ce seul verbe aimer l’ensemble des commandements de Dieu : il n’y a plus 613 règles à observer, mais un unique verbe à conjuguer pour parler de notre relation à Dieu, au prochain et à nous-mêmes.
Et Jésus invite à le conjuguer, non pas à l’impératif, comme un ordre ou un devoir, mais à l’indicatif futur : Tu aimeras, comme une orientation pour vivre et une promesse aussi.
Et il précise que cela vaut également pour nous : quelles que soient nos propres faiblesses et nos défauts, nos infidélités et nos manquements, nous pouvons, nous devons même nous aimer nous-mêmes.
C’est le sens du comme toi-même que nous pouvons comprendre de deux manières au moins.
Il peut être une comparaison : aimer l’autre de la même manière ou autant que soi. Si nous n’arrivons pas à nous juger dignes d’être aimés de Dieu et à nous aimer nous-mêmes, nous ne serons pas capables d’aimer vraiment qui que ce soit d’autre.
Il y a des gens qui s’activent pour les autres parce qu’ils se dégoûtent ou qu’ils se sentent vides et cherchent ainsi à se fuir eux-mêmes en se donnant, en se sacrifiant pour autrui.
Mais peut-on vraiment parler dans ce cas d’amour du prochain ?
Le comme toi-même peut aussi être compris comme une identification : aimer l’autre en se mettant – ou en essayant, du moins, de se mettre – à la place de l’autre.
Tu aimeras ton prochain comme s’il était toi et que tu étais lui.
Se décentrer de soi pour rencontrer l’autre dans sa situation, avec ses souffrances et ses désirs, ses besoins et ses aspirations, – comme le fait Jésus quand, rencontrant un infirme, il arrive qu’il commence par lui demander : que voudrais-tu que je te fasse ?
Tu aimeras Dieu de toute ta personne, de tout ton être.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Je soulignais tout à l’heure que Jésus n’enseigne pas ce double (ou triple) commandement d’aimer à l’impératif, comme un ordre et une obligation, mais à l’indicatif et au futur, comme une possibilité, un horizon pour la vie à venir, et comme une promesse aussi, comme une destination que Dieu donne à l’être humain.
Et j’ajouterai, à propos de l’un et de l’autre commandement, que la vie nous apprend aussi à conjuguer le verbe aimer en commençant toujours par le passif :
bien sûr, avant que nous puissions aimer Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier ; de même, avant que je puisse dire ‘je t’aime’ à quelqu’un, j’ai conscience que j’ai été aimé : je ne serais pas là – et ne serais pas moi – si quelqu’un d’autre ne m’avait aimé, ne m’avait nommé et parlé, porté, nourri et guidé…
Tel que tu es, tu aimeras Dieu de toute ta personne, de tout ton être.
Et tu aimeras ton prochain comme toi-même, – comme tu as été aimé !
Ion Karakash