Lecture : Mc 8,22-38
Prédication du 14 et 15 septembre 2024
À Môtiers et aux Bayards
Micha Weiss
Photo de Kasper Rasmussen – Unsplash
« Le mouvement, c’est la vie » – c’est une phrase toute simple, mais pleine de sens. Que ce soit pour le corps, l’esprit, ou notre environnement social et culturel, le mouvement est nécessaire pour avancer. Sans mouvement, le corps se fragilise, l’esprit stagne et peut régresser, tandis que la société perd ses repères, et peut s’enfermer dans une vision rigide qui exclut celles et ceux qui ne lui ressemblent pas.
Le paradoxe du mouvement
Ça ne surprend donc pas que, dans notre société, le mouvement est devenu une fascination, voire une obsession. Mais pas n’importe quel mouvement : celui qu’on peut optimiser et accélérer. Nos moyens de transport n’arrêtent pas d’être perfectionner – voitures, trains, avions, mais aussi vélos et trottinettes électriques. Les livraisons express sont devenues la norme : on commande en ligne en fin d’après-midi, et le colis est devant notre porte le lendemain. L’accès instantané à une quantité illimitée d’informations est aussi un fait acquis : une question ? Google nous répond immédiatement (même si la réponse n’est pas toujours fiable). On a même la capacité de « nous téléporter » à travers le globe : en un clic ou coup de pouce, on atterrit sur l’écran d’une personne à l’autre bout du monde.
On n’a jamais été aussi rapides dans nos déplacements. Jamais aussi libres dans nos mouvements. Pourtant… paradoxalement, Il me semble qu’on n’a jamais autant fait du surplace ! On est beaucoup à ne plus savoir où on va, à errer sans but, à se sentir mentalement épuisé-e, seul-e, isolé-e les un-e-s des autres. Comment on en est arrivé là ?
Le paradoxe vu par Lewis Carroll
Lewis Carroll illustre parfaitement ce paradoxe dans le deuxième tome d’Alice au Pays des Merveilles, De l’autre côté du miroir, écrit en 1871 : Quand Alice rencontre la Reine Rouge, celle-ci se met à courir et crie : « Plus vite ! Plus vite ! ». Alice la suit et toutes les deux vont si vite que leurs pieds effleurent à peine le sol. Quand elles s’arrêtent enfin, Alice s’affale par terre, complétement essoufflée. Elle regarde en l’air et, choquée, elle constate : « Mais… on est toujours sous le même arbre ! » La Reine répond : « Évidemment. Chez nous, il faut courir de toutes ses forces, juste pour rester sur place. Si tu veux aller ailleurs, il faut courir deux fois plus vite. »
Est-ce qu’on ne se reconnait pas dans cette course effrénée qui ne mène nulle part ? Moi personnellement oui. Et je n’aime pas ça ! Mais alors, qu’est-ce qu’on fait pour avancer vraiment ? Est-ce qu’il faut suivre le conseil de la Reine rouge : « Si tu veux aller ailleurs, il faut courir deux fois plus vite » ? C’est ce que notre société semble croire : « si on accélère encore un peu plus, peut-être qu’on finira par avancer » ! Je crois que le christianisme propose une autre voie, un mouvement différent. Un chemin vers une vie pleine de sens que je vous propose d’explorer ensemble.
La vitesse de l’amour de Dieu
La Bible nous témoigne d’un Dieu qui est constamment en mouvement. Et elle nous raconte que c’est un Dieu qui met en mouvement aussi. Il se promène dans le jardin d’Eden avec Adam et Eve, il invite Abraham à se mettre en route en direction de la terre promise, il accompagne Moïse et son peuple hors de l’esclavage, dans le désert, et des siècles après, dans l’exil à Babylone. Dans le Nouveau Testament, on découvre la même chose : En Jésus de Nazareth, Dieu a choisi de marcher parmi nous. Et il a beaucoup marché !
Certains théologiens ont estimé que sur ces trois ans de ministère, Jésus a parcouru environ 5000 kilomètres – Véronique a encore un petit bout de randonnée à faire pour rattraper cette distance. Mais le Nouveau Testament n’est pas un journal de bord des kilomètres parcourus de Jésus. Il nous parle aussi et surtout des personnes avec qui Jésus marchait, les personnes qu’il rencontrait et qu’il prenait avec lui : des gens de tous les horizons, des personnes marginalisées, des enfants, ses disciples, des foules entières. Et il a marché à leur rythme.
Il allait à une vitesse où il pouvait s’arrêter, rencontrer, enseigner, manger chez les gens. Bref, il allait à une vitesse où il pouvait être avec –malgré l’urgence de son message. Il ne s’est pas précipité, il n’a pas accéléré. Il a marché à la vitesse des autres – 4 kilomètres par heure.
Cette découverte d’un Dieu qui marche avec nous a tellement marqué Kosuke Koyama, un théologien protestant japonais, qu’il a écrit un bouquin intitulé Three Mile an Hour God, le Dieu aux 4 kilomètres par heure. Il y dit que l’amour a sa vitesse, et que c’est une vitesse spirituelle. C’est une vitesse différente de la vitesse technologique à laquelle on est habitué. C’est la vitesse à laquelle on marche, et donc aussi la vitesse à laquelle l’amour de Dieu marche, avec nous.
C’est donc notre première piste vers une alternative au conseil de la Reine Rouge. À la place d’aller deux fois plus vite, on est invité à aller à la vitesse que Dieu a choisi de prendre en Jésus : la vitesse de nos pas, la vitesse de l’amour et de Sa présence.
Un STOP net
Mais il y a encore une autre piste que je voudrais explorer avec vous. Et je pense que c’est la raison numéro une pour laquelle on fait du surplace. C’est moins une question de vitesse, mais plutôt une attitude humaine, présente en chacun-e de nous.
On trouve cette attitude à deux reprises dans notre texte. Elle fait une première fois son apparition chez ceux qui amènent l’aveugle à Jésus et qui espèrent voir un miracle, le « tour de magie » du jour. La réaction de Jésus peut surprendre : il les ignore. Il prend l’aveugle et le conduit hors du village, loin des curieux. Et quand l’aveugle retrouve la vue, Jésus lui donne une consigne claire : « Retourne chez toi et ne rentre même pas dans le village ». On peut deviner que Jésus n’apprécie pas cette attitude.
Cette attitude réapparaît une deuxième fois après que Pierre ait répondu du fond de ses tripes à la question de Jésus : « Mais vous, qu’est-ce que vous dites ? Qui suis-je ? ». Là, Pierre lâche une confession incroyable : « Tu es le Messie » ! Ce moment est très important. Ça marque un véritable tournant dans l’Évangile de Marc – on est d’ailleurs parfaitement au milieu de son récit ! Les disciples ont donc compris ici quelque chose d’important. Et Jésus leur explique quelque chose de nouveau : Il confirme leurs intuitions, que oui, il est le Messie. Mais pas celui qu’ils imaginent. Il leur révèle ce qui va lui arriver : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup. Les anciens, les chefs des prêtres et les maîtres de la loi ne voudront pas de lui. Ils le feront mourir. Et, trois jours après, il se relèvera de la mort. »
C’est à ce moment-là que l’attitude surgit – et cette fois elle se révèle même physiquement, par un mouvement : Pierre tire Jésus à l’écart, il le tire vers lui.
Marc ne nous dit pas ce que Pierre reproche à Jésus, mais on peut l’imaginer. Ce que Jésus annonce, c’est le destin de tous ceux qui, avant lui, se sont proclamés messies : un échec total et une mort humiliante sur une croix (on connait une dizaine de cas qui ont partagé ce même sort au premier siècle). Jésus leur dit qu’il n’y a pas seulement un risque de danger, mais qu’il doit marcher droit dedans. Ça ne colle pas bien du tout avec l’image que Pierre se fait du Messie. D’où sa réaction.
Contrairement à ceux qui avaient amenés l’aveugle à Jésus et qu’il avait simplement ignorés, on a ici droit à une réaction tonitruante, directe, violente même !
Jésus met un STOP net à la randonnée sympa. Sans aucune discrétion, Jésus se retourne vers ses disciples et dit à Pierre : « Va-t’en ! Passe derrière moi Satan ! Tu ne penses pas comme Dieu, mais comme les hommes » ! Des paroles dures et tranchantes.
Pauvre Pierre ! Il devait déjà bien transpirer après s’être fait engueuler comme ça… Mais ce n’est pas fini. Jésus appelle tout à coup une foule à se joindre à eux ! Imaginez la honte de Pierre – il a dû se souvenir de ce moment aussi clairement que lorsque le coq a chanté…
Sortir de l’égocentrisme
Jésus enseigne à la foule : « Si quelqu’un veut venir avec moi, il ne doit plus penser à lui-même. Il doit porter sa croix et me suivre. En effet, celui qui veut sauver sa vie la perdra. Mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la Bonne Nouvelle, il la sauvera. »
Voilà plus ou moins la définition d’un-e chrétien-ne selon Marc : suivre Jésus. Et pour suivre Jésus, il faut apprendre à ne plus penser à soi-même – certaines traductions disent « se renier » ou « s’abandonner » soi-même – et porter sa croix.
Jésus s’attaque directement à cette attitude enfouie en chacun-e de nous. La raison numéro une de notre immobilisme : notre tendance à tourner autour de nous-mêmes. On a un mot pour ça : l’égocentrisme.
L’égocentrisme. C’est une attitude qui nous fige sur place, malgré tous nos efforts pour aller plus loin ou plus vite ! Plus on est centré sur nous-mêmes, plus nos possibilités de mouvements se réduisent à un seul mouvement : ce mouvement qui tire les autres et les choses vers nous, comme Pierre l’a fait avec Jésus pour lui faire des reproches.
L’égocentrisme, c’est comme un trou noir. Il aspire tout sur son passage, sans jamais se remplir. Rien ni personne ne peut y résister : nos accomplissements, notre statut social, nos relations, nos engagements – y compris ceux dans l’Église ! Plus on essaie de combler ce vide avec ces choses, plus elles deviennent des moyens e nous centrer sur nous-mêmes. On finit par en devenir dépendant – on s’y accroche de toutes nos forces – et en même temps vulnérable. Il suffit qu’une seule de ces choses vacille pour que l’on soit profondément ébranlé. Comme Pierre quand son idée du Messie s’effondre face à la réalité de la croix.
Aucune relation humaine, aucun accomplissement humain ne peut combler ce vide. Ce trou noir de l’égocentrisme ne peut être rempli que par une aide extérieure !
Le seul capable de nous sauver de ce trou noir, de cet immobilisme, de notre égocentrisme, c’est celui qui remet Pierre en place, qui nous remet parfois aussi nous en place : « Va-t’en ! Passe derrière moi Satan ! Tu ne penses pas comme Dieu, mais comme les hommes ! » C’est celui qui, à la croix, s’est laissé avaler et écraser par nos égocentrismes, et qui est ressuscité trois jours plus tard, nous appelant à une vie en plénitude. Un chemin sur lequel on apprend avec Jésus d’être libéré de ce trou noir.
Se (re)mettre en mouvement
Aujourd’hui encore, Jésus nous dit : « Viens à ma suite. Passe du temps avec moi et découvre qui je suis. Toi aussi, cherche à répondre à ma question : « qui est-ce que je suis ? ». En me connaissant, tu découvriras qui tu es vraiment. En moi, tu te trouveras toi-même. C’est en moi que se trouvent les réponses à ta quête d’identité, de sens, de reconnaissance et d’amour.
Viens, (re)mets-toi en mouvement à ma suite, entièrement, avec tout ce que tu es. Laisse ta peur, ta culpabilité et ton ego derrière toi. Apprend à penser et à vivre dans la perspective de Dieu plutôt que dans ta perspective humaine. Suis-moi, mets-moi au centre de ta vie et découvre comment aimer d’un amour qui se donne, d’un amour dirigé vers les autres. C’est pour ça que tu as été créé – à l’image de Dieu, pour vivre de ce même amour qui unit le Père, le Fils et le Saint-Esprit depuis toujours. »
« Le mouvement, c’est la vie ». Ensemble, mettons-nous en mouvement, sortons de nous-mêmes, et suivons Jésus vers la vie en plénitude. Cette vie en plénitude qui ne se vit pas seulement dans la communauté de foi, à travers l’encouragement mutuel, mais aussi dans la communauté humaine, à travers des actes de justice, de service et de compassion. Jusqu’à ce qu’un jour « Il essuiera toute larme de nos yeux. Il n’y aura plus de mort, ni de deuil, ni de lamentations, ni de douleur. Car les choses anciennes ont disparu » (Ap 21,4).
Amen.