Culte du dimanche 6 avril à Fleurier
Prédication sur Jean 3/13-17
‘Comme Moïse a élevé le serpent de bronze dans le désert – pour préserver le peuple décimé par les morsures de serpents -, ainsi faut-il que le Fils de l’Homme soit élevé.
En effet, Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par son entremise, – pour que quiconque croit en lui ait la vie éternelle…’
A première vue, on dirait un combat mythologique entre le Bien et le Mal : d’un côté Moïse, puis Jésus, champions du Bien et de la vie, – de l’autre le serpent, symbole du Mal qui s’en prend au peuple et même à l’humanité entière.
Cela pourrait rappeler les exploits d’Achille, le héros presque invincible chanté par Homère, ou du vaillant Siegfried célébré par Richard Wagner !
Un affrontement du Bien contre le Mal qui se déroulerait au-dessus de nos têtes et de nos semblables sans que nous y puissions quoi que ce soit.
Mais à relire le texte plus attentivement, nous y découvririons deux surprenantes ruptures de comparaison qui touchent au cœur même de l’Evangile :
– d’abord à propos de Moïse, de Jésus et de leur manière de combattre le Mal et de le vaincre,
– puis à propos de Dieu, de Jésus et de l’humanité, de son salut ou de son jugement.
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Premièrement, Moïse doit, sur l’ordre de Dieu, fabriquer, puis élever un serpent de bronze pour guérir le peuple des morsures des serpents : il peut ainsi éliminer, crucifier la force malfaisante, – alors que Jésus, lui, choisit d’être élevé, d’être crucifié, de mourir pour que le Mal soit vaincu. Moïse sauve en agissant et en triomphant, – Jésus sauve en souffrant.
C’est que pour l’Evangile la victoire sur la brutalité du Mal ne passe pas par une violence plus grande, plus destructrice encore, – mais au contraire par une faiblesse volontaire et inattendue qui désamorce la violence et la détourne de ses intentions malignes. C’est ce que souligne une recommandation bien connue de Jésus, mais tellement difficile à accepter et à mettre en œuvre : celle de la joue gauche qu’il faudrait tendre à celui qui nous aurait giflés sur la droite. Aux yeux de Jésus, ce n’était pas un geste de soumission, une capitulation devant la violence, mais la réaction imprévisible qui désarme le Mal et qui ainsi nous en délivre. (Matthieu 5,39)
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Cette première remarque conduit à un autre détail du texte que j’aimerais mettre en évidence : l’évangéliste Jean aurait pu écrire que Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger, mais pour sauver le monde ; mais c’est autre chose qu’il a choisi de déclarer : Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais pour que par lui, par son entremise, le monde soit sauvé.
Et cela change tout, car la première affirmation, qui met en parallèle les verbes juger et sauver, suggère qu’il s’agirait là du choix autoritaire et arbitraire d’un Dieu décidant seul de tout et de tous pour le bien ou la perte des humains, – pour leur salut ou leur condamnation.
Or, par un subtil changement de syntaxe, en conjuguant le verbe sauver au passif,l’évangéliste fait du monde et de chacun de nous des sujets du verbe sauver.
Le monde – et chaque croyant en particulier – ne sont plus des objets passifs entre les mains d’un Dieu tout-puissant qui serait seul à intervenir : les êtres humains sont reconnus comme sujets responsables – ou pour le moins co-responsables – de leur salut, libres d’accueillir et de reconnaître ou de refuser et de rejeter ce que Dieu leur offre en la personne de son Fils.
Et d’un Fils qui ne se comporte justement pas comme un prince triomphant, seigneur des cieux et de la terre, mais comme celui qui fait don de sa vie par amour, – sans conditions préalables, sans rien exiger en retour.
Un Fils de Dieu qui vit et meurt en humain au milieu et pour la sauvegarde d’autres humains.
L’Evangile enseigne que Dieu a dit Oui par amour, une fois pour toutes – et pour tous.
Mais il précise aussi qu’il nous laisse la pleine liberté de lui répondre Oui … ou Non.
L’amour de Dieu n’est pas un moyen de pression ni de contrainte : c’est un cadeau donné sans contrepartie, – la signature de Celui qui s’expose à la merci et au ‘Merci !’ de chaque humain.
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Pour conclure, j’en reviens au combat que j’évoquais en parlant d’Achille et de Siegfried.
Par les deux ruptures de parallélisme que je viens de souligner, l’Evangile ne situe pas la foi sur le terrain d’un combat mythologique entre les dieux amis ou ennemis de la Grèce antique, – Athéna contre Poséidon pour décider du sort d’Ulysse et de l’issue de son voyage -, ni sur celui des légendes héroïques qui feraient de Jésus une sorte d’Hercule divin réalisant des exploits, ou de notre Sulpy Reymond régional qui terrassa la vouivre, terreur des Vallonniers.
L’Evangile ne nous parle pas d’un Jésus triomphant du serpent à la manière d’un super-héros, – et d’ailleurs il ne nous laisse pas nous complaire dans un rôle passif de simples spectateurs, craintifs ou admiratifs, d’un tel combat : à la fascination que peuvent exercer sur les hommes de tels affrontements mythiques et surhumains, l’Evangile substitue l’appel à une décision personnelle et vitale à laquelle chacun de nous est confronté, ici et maintenant
En quoi et en qui choisis-tu de mettre ta confiance et ton espérance ?
Et à quoi ton espérance et ta confiance t’engagent-elles ?
Au désert, menacé par des serpents venimeux, le peuple devait lever les yeux et regarder le serpent d’airain que Moïse, sur l’ordre de Dieu, avait fabriqué et hissé sur une perche.
Dans l’Evangile, il ne suffit pas de regarder, de lever les yeux vers Jésus cloué sur la Croix : il faut croire en lui, mettre en lui notre confiance pour que le Mal ne l’emporte pas, – il faut nous mettre en chemin sur les pas du Fils de Dieu.
Car le combat contre le Mal n’est pas terminé : il se déroule encore à fleur de terre, aux carrefours de notre quotidien, au diapason des cris de souffrance et des protestations contre les injustices et les humiliations qui défigurent l’être humain, image et enfant de Dieu.
C’est un message de liberté et de responsabilité que nous adresse ainsi l’Evangile, – et c’est un message réaliste, un appel qui prend en compte notre quotidien présent d’humains : il n’exige pas de nous surpasser nous-mêmes à la manière des champions ni d’aspirer à atteindre par une discipline irréprochable une forme de perfection morale, de sainteté.
L’Evangile nous y engage sur les pas de Jésus, notre frère en humanité, avec nos forces limitées et notre intelligence faillible, confrontés aux contraintes et aux contrariétés du monde comme à nos propres contradictions, dans la certitude que Jésus crucifié et ressuscité, vivant, ouvre la voie, devant nous et pour nous, – et qu’ainsi chaque jour qui passe nous rapproche de notre propre résurrection, au jour où la mort ne sera plus, ni la violence ni le Mal…
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Ion Karakash