Lectures bibliques
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Prédication de Julie Paik
A la maison, mon mari et moi, nous avons un chat, ou plutôt une chatte – c’est une dame.
La plupart du temps, nous nous comprenons très bien. Nous avons nos habitudes, nos routines : le câlin du matin, l’heure du dîner, le moment ensemble le soir. A force de vivre avec nous, elle a appris à reconnaître quelques mots : par exemple son nom, Célimène, auquel elle réagit quand ça l’intéresse, l’expression « bonne nuit », qu’elle n’aime pas du tout parce que ça veut dire qu’on va aller se coucher, ou encore la question fondamentale : « Tu as faim ? » à laquelle elle répond en miaulant à l’impératif (elle a toujours faim). Nous avons l’impression de pouvoir communiquer avec elle, et elle a visiblement l’impression de pouvoir communiquer avec nous.
Mais il y a une chose qui la dépasse totalement : c’est de nous voir et de nous entendre téléphoner. Ça la met dans tous ses états. Je n’en suis pas sûre, mais je soupçonne que c’est parce que quand nous téléphonons, nous sommes concentrés sur une personne qui n’est pas là, qu’elle ne peut ni voir ni entendre, et dont elle ne devine la présence que par notre attitude.
J’ai souvent l’impression que, dans ma marche avec Dieu, je suis un peu comme notre chatte Célimène avec nous. Il y a deux ou trois choses que je comprends, surtout parce que c’est Dieu lui-même qui se met à ma portée ; il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas, et souvent je n’ai même pas conscience de ne pas les comprendre ; et puis il y a ces moments où je devine confusément la présence de quelque chose d’inexplicable qui me dépasse, et face à laquelle je ne sais pas toujours très bien comment réagir.
Avec la Transfiguration, c’est comme si, tout d’un coup, l’espace du quotidien se déchirait pour nous laisser voir clairement cette présence inexplicable, le temps d’un instant. Et cette expérience, pour les disciples qui sont là – Pierre, Jacques et Jean – ce n’est pas une paisible vision baignée de lumière dorée et accompagnée par le chœur des anges. Au contraire, c’est un choc, un choc tellement violent qu’ils sont terrifiés, incapables de savoir comment réagir, incapables de trouver quelque chose de sensé à dire – mais y a-t-il seulement quelque chose de sensé à dire dans de telles circonstances ?
Je crois que pour les disciples, ce qui est tellement choquant, tellement inconcevable, c’est ce qui est devenu pour nous tellement normal et tellement familier : dans la lumière qui irradie, dans la voix qui parle depuis la nuée, se révèle le fait que Dieu, en Jésus, partage et habite la totalité de ce qui fait une vie humaine. Il en partage les moments de gloire, comme celui que l’Evangile nous fait revivre aujourd’hui. Il en partage aussi d’autres moments, comme celui qui nous lirons dans quelques semaines et qui est étrangement symétrique au récit d’aujourd’hui : une autre montagne, les trois mêmes disciples qui accompagnent Jésus, mais sans lumière, sans nuée et sans voix, sans témoins glorieux ; juste la nuit, la solitude et l’angoisse insupportable de la mort qui s’approche, à Gethsémané.
Et c’est peut-être cela qui choque tant les disciples. Juste avant notre texte, Pierre a déclaré qu’il voyait en Jésus le Messie. Et puis, quand Jésus a continué la conversation en expliquant ce qui l’attendait – la passion, la mort et la résurrection – Pierre a refusé d’entendre ces mots trop durs pour lui. Mais devant cette chose incompréhensible, presque inadmissible, devant Dieu qui montre toute la gloire de sa présence dans un être humain, peut-être que Pierre réalise que ces mots de Jésus sont vrais. Alors, il réalise que Dieu, puisqu’il habite en Jésus, ne pourra pas être préservé du sort qui attend toute l’humanité et qu’il devra mourir. Il réalise que Dieu, en Jésus, suivra le même chemin que celui d’Isaac, mais qu’il le suivra jusqu’au bout, avec nous.
Et je me demande aussi si Pierre ne se rend pas compte d’autre chose : que la gloire de Dieu, dont, comme tout le monde en Israël, il a appris qu’elle avait pour demeure le temple de Jérusalem, a quitté son abri protégé pour venir à la rencontre de son peuple. En Jésus, la gloire de Dieu s’est mise en chemin et elle est venue toucher, incognito, tous ceux qui s’en approchaient : les malades, les exclus, les méprisés, les bien-pensants et les maîtres de la loi. Elle est venue le toucher lui, lui le petit pêcheur du lac de Galilée. Et elle vient nous toucher nous aussi, nous qui sommes toujours en train, chaque jour, de nous efforcer de comprendre tout ce que cela signifie quand nous disons que Dieu s’est fait homme, quand nous croyons qu’il n’est jamais loin de nous mais toujours au cœur des joies et des peines qui font notre vie.
Et finalement, la réaction de Pierre avec ses tentes, qui est aussi souvent la nôtre – vouloir retenir l’instant, espérer que les moments lumineux ne finissent jamais, avoir envie de rester suspendu hors du temps, hors du monde – peut-être que cette réaction n’est pas juste parce qu’elle essaie d’emprisonner à nouveau la gloire de Dieu, de la remettre en cage. Mais ce que nous dit la Transfiguration de Jésus, c’est que cette vision sur la montagne n’est là que pour nous montrer ce que nous pouvons désormais apprendre à reconnaître dans le tumulte de nos vies quotidiennes, dans nos deuils, dans nos combats, dans nos limites. Et peut-être que c’est en essayant encore et encore d’apprendre à discerner la lumière du Christ dans le chaos et la confusion de nos existences que nous pourrons pleinement chanter avec lui : « Retrouve le repos, mon âme, car le Seigneur t’a fait du bien. Il a sauvé mon âme de la mort, gardé mes yeux des larmes et mes pieds du faux pas. Je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants. »