Evangile : Mt 25,14-30
Texte de la prédication de Julie Paik
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En préparant ce culte, après avoir lu la parabole que nous venons d’entendre, j’ai refermé ma Bible et j’ai prié. J’ai dit :
Attends, Jésus ! Ne t’en vas pas ! Je ne comprends pas. J’aurais tellement de questions à te poser. Tu vois, moi, je ne l’aime pas, ta parabole. Ce que j’y entends, ça ressemble tellement peu à l’idée que je me fais de ton Évangile. Enfin quoi, on dirait une bénédiction du capitalisme moderne !
Voilà donc un Dieu gestionnaire de portefeuilles qui attend de ses investissements – c’est-à-dire nous – qu’ils soient rentables. Voilà un Dieu qui marche à la méritocratie et qui bénit plus ou moins ses créatures selon leur niveau de performance. En somme, c’est un Dieu patron d’une grosse multinationale, la société Eglise Universelle, qui fixe des objectifs et accorde des primes démesurées à ses employés les plus profitables ; pour les autres, c’est le licenciement avec effet immédiat, et sans indemnités.
Jésus, ce n’est pas ce Dieu-là que tu m’as enseigné.
Mais au fait, c’est vrai : toi, Jésus, tu es le Seigneur des Béatitudes qui déclare bienheureux les pauvres, les doux, les humbles. Tu es le Seigneur qui nous dit que nous serons jugés selon ce que nous aurons fait aux plus petits d’entre nos frères, parce que c’est à toi-même que nous l’aurons fait. Alors… est-ce que j’aurais mal compris ? Est-ce qu’il y a autre chose à entendre dans ta parabole ? Mais comment le savoir ?
Alors, j’imagine.
Je l’imagine, ce troisième serviteur. Je ne sais pas pourquoi, je le vois un peu courbé, âgé peut-être. Sa tunique n’est plus toute neuve ni toute propre. Il doit dormir dans une petite cabane aménagée sur le toit en terrasse de la maison de son maître. Il a une existence routinière, régulière, sans grande fantaisie, mais heureuse. Chez son maître, il y est depuis des années. C’est une « petite main », comme on dit ; dès l’aube, il travaille aux champs et à la vigne, il s’occupe des chèvres et des moutons. Le moment qu’il préfère, c’est le soir ; là, il emmène dans la cour son souper de pain, d’olives et de fromage, et il mange adossé au mur de la maison, dans la satisfaction d’une journée bien remplie, en regardant le soleil se coucher. Au fond, je crois que je l’aime bien, ce serviteur. Il me ressemble un peu : sans ambition, content de ce qu’il a sans chercher toujours plus, plus de responsabilités, plus d’importance.
Mais voilà qu’un jour son maître s’en va, sans savoir quand il reviendra. Qui va gérer le domaine pendant qu’il n’est pas là ? Il confie cette responsabilité à ses serviteurs. Il leur fait entièrement confiance. Il les connaît bien : il sait que tous sont capables de prendre en charge une partie de ses biens, même si tous ne peuvent pas assumer le même poids. Déjà le maître donne ses dernières recommandations, fait ses adieux, enfourche son âne et s’éloigne. Les serviteurs se regardent. Ils sont seuls désormais.
Et le monde du troisième serviteur s’écroule. Cet argent qu’il a reçu, c’est comme un boulet accroché à son pied. Pour lui, la vie est comme un gigantesque gâteau, une quantité finie à partager. Chacun en reçoit une part plus ou moins grosse. Et si tout d’un coup quelqu’un reçoit plus, cela veut dire qu’il y a quelque part quelqu’un d’autre qui a moins. Alors il a peur. Il a peur de perdre l’argent du maître ou de le dépenser entièrement ; il a peur qu’à son retour, il y ait des commerçants en ville qui aient une bourse bien rebondie, et qu’il y ait un trou d’une taille identique dans la fortune du maître. C’est pourquoi il va dans un champ pour enterrer l’argent. Et sans s’en douter, il s’enterre lui-même avec.
L’argent du maître devient son unique obsession. Plusieurs fois par jour, il fait un détour discret par le champ pour vérifier que personne n’y a touché, qu’aucun voleur n’est venu s’emparer de son trésor. Bientôt, le voilà aussi qui se relève la nuit. Il ne trouve plus le sommeil ; ses rêves de plus en plus rares sont peuplés de cambrioleurs et d’assassins. Quand il se rend en ville, il a l’impression que les gens le suivent du regard et savent qu’il a caché une énorme somme d’argent dans un champ. Il commence à se méfier de tout le monde. Et ce n’est pas seulement lui qui change, c’est aussi l’image qu’il a de son maître. De plus en plus, il se l’imagine tel qu’il est devenu lui-même, obsédé par l’argent, capable d’une rage folle si on touche à ce qui lui appartient. Insensiblement, son véritable maître devient celui que toi, Jésus, tu as appelé « Mammon ».
Il s’éloigne aussi de ses deux camarades. Jusque-là, ils étaient bons amis ; désormais un fossé s’est créé, ils ne se comprennent plus. L’attitude des deux autres serviteurs face à l’argent du maître indigne le troisième. « Nous avons reçu dans la confiance, donnons dans la confiance », disent-ils. Et les voilà qui dilapident le capital. Ils font des affaires, ils achètent, ils prêtent, ils donnent parfois aussi à ceux qui sont dans le besoin. Ils savent que rien de ce qu’ils ont n’est réellement à eux et, du coup, ils en usent en toute liberté, en essayant simplement de reproduire le geste de confiance que le maître a eu pour eux. Ils sont fidèles, parce qu’ils restent les serviteurs de leur maître au lieu de devenir des serviteurs de l’argent. Ils partagent avec générosité et répandent la joie autour d’eux, un peu comme toi, Jésus, tu as partagé cinq pains et deux poissons qui ont nourri cinq mille hommes.
Au fond, je crois que l’erreur du troisième serviteur n’est pas, comme on l’entend souvent, d’avoir négligé le don de son maître. C’est au contraire d’avoir trop voulu le préserver, le protéger, le conserver intact pour le rendre au maître dans son état d’origine, si bien qu’il a fini par le dessécher, par le momifier, par le vider de tout souffle vital. Et je pense à cette parole du Deutéronome : « J’ai mis devant toi la vie et la mort ; choisis la vie » (Dt 30,19).
Alors, Jésus, peut-être que c’est ce que tu veux nous dire avec cette parabole : dans l’attente de ton retour, c’est à nous de choisir la confiance plutôt que la méfiance, le don et le partage plutôt que le calcul et la performance, le risque du mouvement plutôt que la préservation de ce qui est. C’est à nous de choisir la vie.
Amen.