Aube de Pâques

IMGP5889 - Version 2Note

Je crois que je n’avais jamais eu autant de difficulté à écrire une prédication. J’avais commencé à préparer le texte dans la prière pour les victimes de l’avion malaisien disparu tout au début du Carême et la mémoire des victimes du génocide rwandais en 1994 (j’avoue, à ma grande honte, que je ne commence à réaliser que depuis cette année l’ampleur de la tragédie grâce aux événements de la commémoration – d’où l’importance du travail de mémoire…).

Le mercredi 16 avril, le jour que j’avais réservé pour la rédaction de ma prédication, j’entends la nouvelle du naufrage du ferry en Corée du Sud. C’est l’incompréhension totale pour moi : presque 300 personnes portées disparues ? piégées à l’intérieur d’un bateau qui se renverse et coule petit à petit ? on envoie des gens dans l’espace, et on ne peut rien faire pour les faire sortir ? J’ai appris rapidement que la plupart de ces personnes piégées étaient les lycéens d’un établissement en voyage d’études qui, contrairement aux survivants, avaient fait confiance à la parole de l’équipage, incompétent et irresponsable dans la panique.

Je n’ai pu écrire pas un seul mot ce jour-là ni le lendemain. Je multiplie des notes, mais ces mots me paraissaient vides voire faux. Je devais me battre avec mon incrédulité, avec le fantôme du désespoir. A chaque phrase, je devais me battre pour avancer. Chaque phrase, en cours de frappe, m’était renvoyée en pleine figure avec des images de ces jeunes qui, enfermés dans le noir, suffoquent ; ils me demandaient si ma parole était responsable.

J’ai écrit la prédication car je le devais. Je l’ai écrite en priant qu’elle me convertisse et m’empêche de pleurer comme celui qui n’a pas d’espérance. A l’aube de Pâques, je l’ai prononcée en espérant que le message entre dans mes oreilles qui l’entendent.

Texte biblique: Jean 20,1-18

Prédication

Tout le monde court ce matin de Pâques. Il fait encore nuit, mais Marie de Magdala court. A son cri de panique, Pierre et le disciple bien-aimé courent. Le tombeau est effectivement vide. Le corps de Jésus a disparu. Le mort n’est plus là, et cela ne plaît à personne.

Combien d’effort faisons-nous pour que la mort n’envahisse pas la sphère de la vie ? On fait des cimetières bien délimités, des rites d’adieu bien clairs. Et nous nous disons que nous laissons les morts à leur place, et que nous vivons là où la vie continue. C’est ce que nous faisons aussi avec les malheurs et les échecs rencontrés sur le chemin de la vie. Une parole ratée, un acte manqué, un accident survenu ou une violence commise, nous apprenons sans cesse à savoir les enterrer là où il faut, de préférence en pointant bien la cause et en tirant une leçon. Un malheur ou un échec, bien que petit au début, arrosé par le chagrin ou par le déni, risque de devenir une racine pourrie, qui pourrit ensuite la vie. Nous ne comprenons pas qu’un tombeau soit vide. Nous voulons que la mort soit bien présente là-bas, non pas échappée quelque part autour de nous ; nous voulons qu’un malheur ou un échec soit mis derrière nous avec un point final, pas trainé derrière nous comme quelque chose qui fait mourir petit à petit notre vie.

C’est cela, l’angoisse et la crainte que le tombeau vide provoque chez ces personnes qui courent au matin de Pâques. Il était temps d’enterrer le rêve fou que Jésus avait suscité avec tant d’enthousiasme. Celui qui se disait le chemin, la vérité et la vie, a vu sa route barrée à Jérusalem, mort sur la croix, c’est-à-dire sur le signe de la malédiction divine. Il était temps de laisser le mort à sa place, de reconnaître l’échec total, de retourner à la vie antérieure comme on peut. Or, le corps de Jésus a disparu.

Le récit de l’évangile selon Jean nous présente deux attitudes différentes devant ce fait inédit. Elles sont mises en lumière, d’abord, comme différence entre Pierre et le disciple bien-aimé. Au bout de plusieurs rebondissements, la course entre ces deux personnages finit par cette note finale : Pierre et le disciple bien-aimé voient la même chose, mais c’est le disciple bien-aimé qui croit. Rappelez-vous que, selon l’évangile selon Jean, la vie et la mort se disent dans les termes de la relation à Jésus. Celui qui est dans la relation de foi avec Jésus reçoit la vie en plénitude. Sinon, séparé de Dieu, il est en réalité déjà mort. Le disciple bien-aimé voit le tombeau vide et il croit : cela veut dire qu’il se remet dans la relation de foi avec Jésus, alors que tout semble dire que cette relation est définitivement finie voire devient dérangeante.

Le même contraste se produit ensuite chez Marie de Magdala. Avez-vous remarqué qu’à l’apparition de Jésus ressuscité, elle se retourne deux fois ? En se retournant pour la première fois, elle voit Jésus, mais elle ne le reconnaît pas. La résurrection n’est pas une simple annulation de la mort ou le retour à la vie, mais la transformation radicale de la vie. Au bout d’une conversation, le Ressuscité l’appelle par son nom, et elle le reconnaît subitement. Et cette reconnaissance est décrite comme si elle se retournait à nouveau. Un simple voir ne conduit pas nécessairement à croire ; devant le fait qui engage toute l’orientation de la vie, il faut un changement profond du regard.

Dans l’évangile selon Jean, une expression revient plusieurs fois pour désigner cette conversion fondamentale : c’est « comprendre l’Écriture et ce que Jésus dit à son sujet ». Au lieu de m’étaler sur ce sujet, je vous propose de méditer plutôt une icône qui l’illustre, à mon avis, de manière saisissante.

Vous avez sur votre feuille de culte une reproduction d’une icône de la Résurrection, dont les premiers exemples remontent au 6e siècle de notre ère. Cette année, les Églises de la tradition orthodoxe célèbrent Pâques en même temps que nous. D’où ce petit clin d’œil pour être en communion avec elles aussi.

Une icône orthodoxe ne dépeint pas une action de Dieu, mais elle décrit les effets que son action produit. Cette icône de la Résurrection ne nous montre donc pas le moment de la Résurrection, mais elle nous raconte une des choses que Dieu accomplit par la Résurrection de Jésus.

Au centre, on voit le Christ. Il a forcé le séjour des morts. Il se tient debout sur un pont précaire, formé par les portes brisées de l’enfer. Il relève par ses mains Adam et Ève. Par le grand péril et la peine de sa vie humaine qui a connu jusqu’à la mort, il relie ainsi ce qui a été séparé et déchiré dans l’humanité. Ces premiers êtres humains, représentant notre refus fondamental de Dieu et nos accusations réciproques les uns envers les autres, sont tirés de leur mort vers la lumière du Christ.

Le geste du Christ va plus loin. C’est comme s’il présentait Adam et Ève l’un à l’autre. La résurrection est l’événement dans lequel les êtres humains se présentent à nouveau les uns aux autres par-delà des ressentiments et violences mutuels. Elle est la promesse qu’une nouvelle communauté humaine est possible malgré notre passé et la faiblesse présente.

Aux côtés du Christ se trouvent plusieurs personnages de la première Alliance. On voit David et Salomon, et plusieurs prophètes. Ils sont ceux qui avaient vu jadis quelque chose de Dieu, mais qui voient maintenant enfin la pleine signification de Dieu et de leur existence grâce à la lumière du Ressuscité qui les illumine. Cette communauté n’est pas affectée par quelconque division entre les vivants et les morts : tous ces personnages deviennent les contemporains dans la résurrection du Christ.

Le changement fondamental du regard que l’évangile selon Jean nous indique est justement ceci. Toute l’histoire de l’humanité doit être lue à la lumière de la résurrection. La résurrection du Christ nous dit qu’un jour tous les tombeaux seront vides à l’instar du sien, et que toute l’humanité formera une communauté nouvelle réconciliée. Dans la lumière de la résurrection du Christ, la promesse du tombeau vide n’est plus une menace mais notre espérance. Nos malheurs, nos échecs et nos morts seront aussi tirés de leurs tombeaux afin qu’ils soient transformés dans la lumière du Christ ressuscité ; nous verrons enfin ce que nous sommes sous le regard de Dieu.

Dans l’icône, le regard de tous les personnages est dirigé vers le Christ, celui dont vient le sens de leur vie. Voyez-vous qui le Christ regarde ? C’est nous qu’il regarde. Il nous invite à nous laisser saisir par sa lumière, et à ne pas craindre sa vérité qui transfigure notre vie pour la modeler sur la sienne, vers la vie éternelle.