Prédication du 22 décembre 2013 – David Allisson, reprise du texte de la prédication de Daphné Reymond du 15 décembre 2013 à l’église française de Bâle
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Lectures bibliques
Esaïe 7,10-16
Matthieu 1,18-25
Qu’est-ce qui donne à un père le sentiment d’être père ?
Un journal interrogeait des jeunes pères sur ce qui avait fait surgir en eux le sentiment de paternité :
l’un disait que c’est la première fois que son premier-né lui a serré le doigt de toutes ses forces, et qu’il a senti cette attente de l’enfant… Un autre parlait de l’émotion de la naissance ; un troisième évoquait ces moments où son bébé s’était endormi contre lui, complètement abandonné – un père adoptif racontait la même chose.
Vous me direz : pourquoi nous poser cette question de la paternité ? La vedette des récits de Noël est Marie, la mère, non ?
Je persiste, car ce récit de la naissance de Jésus centré sur Joseph nous dit quelque chose sur le sens de la paternité – sur les familles et peut-être en filigrane quelque chose sur Dieu notre Père… et puis je crois que cela nous dit quelque chose de notre place de croyants, appelés à être parents de vies humaines qui nous sont confiées.
Que nous dit le personnage de Joseph ?
A plusieurs reprises, lorsque l’on préparait la fête de Noël, personne ne voulait jouer Joseph, alors que plusieurs petites filles rêvaient d’être Marie ! Pas étonnant, Joseph est là juste comme figurant… – en lisant les évangiles, on s’aperçoit d’un parallélisme magnifique : l’évangile selon Luc donne la place à Marie (avec l’annonciation et la visitation, le magnificat) – et mentionne Joseph à ses côtés – tandis que l’évangile selon Matthieu donne la place à Joseph (c’est à lui que la naissance est annoncée, c’est à lui que l’ange dit : « ne crains pas », et c’est lui, l’homme juste, qui par son écoute et sa disponibilité, sa mise en route, permet à l’histoire de se réaliser) et se contente de nommer Marie ; pour Matthieu, Joseph est absolument indispensable à l’origine de Jésus – même si Jésus n’est pas « de lui » ? …
Jésus, à son origine, (sa genèse), porte en lui l’humain et le divin – et c’est pour exprimer cette conviction que l’histoire raconte que Jésus est fils de Marie et né de l’Esprit, avec un père humain, nécessaire à son insertion dans la vie, mais absent de son origine…
- Ou bien on peut mettre l’accent sur la divinité de Jésus Fils de Dieu. On s’attache au miraculeux, ou à l’accomplissement de ce que les prophètes annonçaient – Matthieu utilise très librement et étrangement les citations d’Esaïe ! Et du coup la famille de Jésus devient une famille spéciale, idéale et hors-norme, avec toute l’imagerie traditionnelle de sainteté qui s’est développée autour.
- Ou bien on peut écouter ce qui nous rejoint dans ce récit symbolique. Cet enfant-Dieu est proche de nous : il est né d’une femme, comme chacun de nous, et il est né de l’Esprit – pas comme nous ? Il est né de l’Esprit comme le monde au début de la Genèse, dans ce récit poétique qui nous parle d’un magma informe d’eau, sur lequel plane l’Esprit ; ce monde a pris forme et vie par la puissance créatrice de Dieu ; Jésus est né de l’Esprit comme le monde, mais plus encore : il est né de l’Esprit comme chaque croyant qui est appelé à « naître d’eau et d’Esprit », comme le dit Jésus à Nicodème dans l’Evangile de Jean pour essayer de l’ouvrir à une autre dimension de la vie….
« Jésus (né d’une femme et de l’Esprit) est par nature ce que nous sommes appelés à devenir par grâce » disait un Père de l’Eglise. Jésus est l’être humain pleinement accompli qui vit de Dieu-la-Source, et nous, nous sommes appelés à devenir à notre tour enfants de Dieu – et d’ailleurs nous le sommes (cf 1Jn3). Avec une telle lecture, qui insiste sur la ressemblance entre Jésus et nous, la naissance de Jésus nous parle non seulement de son origine mais aussi du sens de la vie humaine, et de la paternité humaine, de la vie du croyant.
Donc : Joseph est un homme juste, qui respecte la Torah, qui a le souci que chacun trouve sa juste place; Joseph-le-juste ne veut pas humilier sa femme. On ne comprend pas tout à fait comment, concrètement, le fait de la répudier secrètement Marie (avec une lettre et deux témoins) résoudrait le problème, les fiançailles étant en général connues de tous, et la punition de l’adultère pouvant être la lapidation. Mais le récit souligne clairement le souci de Joseph de bien agir. Mais il est déchiré par cette situation : « il avait formé ce projet » peut aussi être traduit : « il tournait et retournait les choses dans sa tête ».
Déchiré, Joseph ? Déchiré, comme nous, lorsque nous ne voyons aucune issue heureuse et paisible à un problème et que nous choisissons la solution la moins pire…
Et dans un songe, l’ange de Dieu lui parle (qui avait parlé à Hagar au bord du puits (cf Gen16,7) : « ne crains pas ! » Ne crains pas, c’est la parole qui rythme les histoires bibliques, quand l’angoisse ou le désespoir étreint le croyant. Joseph peut trouver un apaisement à son tourment, car une issue inédite se dessine devant lui. Ce qui arrive à Marie le dépasse et le bouscule – et en fait, tout enfant bouscule la vie, et même lorsqu’il a été rêvé, attendu, même lorsque l’on s’est préparé soigneusement à sa venue… n’est-ce pas ?
Le voilà donc, notre Joseph, appelé à accueillir l’inattendu, à s’adapter à ce qui advient – et au cœur de cette passivité, il est appelé à agir de deux manières : en prenant Marie pour femme et donnant un nom à l’enfant (ce sont les deux seuls mots actifs qui le concernent).
Joseph le juste découvre une nouvelle manière d’être juste : non plus en faisant primer la loi sur l’être humain, mais en mettant au centre l’être humain fragilisé : ici, sa femme et l’enfant à naître. Il est juste à la manière dont le sera Jésus : en plaçant la vie de l’être humain au centre, et la loi à son service.
Et puis Joseph devient le père – le père adoptif – et il agit en vrai père (c’est très intéressant que nombre de psychanalystes disent que, dans le travail psychologique, tout père est adoptif ; en effet, la mère ressent son enfant comme une part d’elle-même, son travail psychologique à elle sera d’apprendre à aimer son enfant en le distinguant d’elle, en se détachant avec amour du fruit de ses entrailles – alors que le travail du père est de s’attacher à cet enfant qui lui est donné par la femme qu’il aime. [Je me demande si, avec les échographies, l’haptonomie, le sentiment de paternité ne prend pas d’autres formes et d’autres chemins…].)
Joseph – père adoptif, vrai père – reçoit cet enfant en rêve. C’est-à-dire qu’il l’accepte jusque dans son inconscient. Jusqu’au fond de lui-même ; et jusque dans la réalité, puisqu’il inscrit l’enfant dans sa propre lignée. C’est par Joseph que Jésus devient « fils de David » (ce titre le désignera comme le Messie attendu).
Comme père, Joseph donne un nom à l’enfant, et donner un nom, c’est donner une identité. Et choisir un nom, c’est rêver un avenir pour l’enfant, insuffler un caractère, esquisser un « programme de vie » – on donne à un enfant le nom de quelqu’un à qui on aimerait qu’il ressemble, le nom qui sonne bien à nos oreilles. Ce choix n’est jamais innocent ; il permet aux parents d’accueillir pleinement le nouveau-né dans leur vie. C’est magnifique, mais il y a toujours le risque que ce choix soit empreint de possessivité, troublé du désir de donner un moule à l’existence de son enfant, de programmer ce qu’il sera, de vouloir le maîtriser. Mais la vie se charge de nous apprendre – parfois durement et douloureusement – que nous ne possédons pas nos enfants…
Ce récit nous ouvre à un sens profondément beau et libérateur : d’emblée est affirmée la vocation de l’enfant à naître : il ne sera pas juste l’enfant de ses parents, il aura sa propre voie à suivre – ouverte par Dieu.
Sa voie à suivre… Comme tout enfant, même ceux qui n’auront jamais de destin célèbre.
Le nom que Joseph donne – Joshua, Jésus, Josué, c’est à dire Dieu sauve, nom tout à fait commun en hébreu, mais qui annonce le programme de vie du Christ… – ce nom lui a été soufflé par Dieu, et cela évite à Joseph toute velléité de possessivité envers cet enfant. Cette mise à distance, ce tiers qu’est Dieu dans l’histoire de la naissance de Jésus, permet à Joseph de se montrer un vrai père, qui prend soin de la mère et protège l’enfant. Et puis qui s’effacera… laissant Jésus advenir comme adulte, comme homme né de l’Esprit ! (Dieu, après la création du monde, ne s’est-il pas retiré pour laisser l’homme advenir, et naître à sa vie adulte ?) On ne parlera plus de Joseph, mais il aura été ce père qui a permis l’histoire du Fils. Un vrai père !
Chez les peintres, Joseph a souvent une attitude protectrice et aimante, tournée vers l’enfant. Sur une image anonyme du Moyen Age, on le voit faisant la lessive au moment de la naissance ; sur le tableau ci-contre*, l’enfant-Jésus regarde son père et lui tire la barbe… quelle complicité se lit dans cet échange de regards, quelle tendresse entre ce père adoptif, vrai père, efficace et aimant, et l’enfant.
Selon notre récit si riche, la paternité, c’est donc
accepter d’être bousculé, et garder confiance ;
saisir l’importance de naître de ses parents mais aussi de l’Esprit ;
être capable de s’investir pour protéger et prendre soin de la vie sans possessivité.
Et puis savoir s’effacer.
Non, les enfants ne nous appartiennent pas, même pas lorsqu’ils sont nés de nous.
Ils sont appelés, comme nous tous, à être enfants de Dieu, nés de l’Esprit. Nous, nous pouvons, à la suite de Joseph, devenir parents adoptifs : nous laisser bousculer par la vie inattendue, avancer sans crainte – et protéger les plus petits d’entre nous pour les aider à advenir et à grandir – sans jamais les posséder. C’est là notre rôle de croyant.
AMEN
*Saint Joseph et l’Enfant-Christ, de Guido Reni,1635 ; se trouve dans le livre : « Père à l’enfant », de Marianne Bourgeois, Ed. de la Différence.