Prédication de David Allisson, Môtiers et Noiraigue, 20 et 21 août 2016 – texte en format pdf à télécharger ici.
Lecture de la Bible
Prédication
« Mais délivre-nous du mal »
Depuis toujours ou presque, l’humanité se demande comment c’est possible que Dieu permette le mal alors qu’il est censé être puissant, bon et juste.
Au début du 18e siècle, cette question a été traitée par le philosophe Leibniz. Il a voulu, par la raison, défendre Dieu dans cette question impossible. Leibniz était optimiste: il supposait que tout compte fait, le mal prend sa place dans l’ordre du monde. Il affirmait que Dieu n’a certes pas créé le meilleur monde pensable, mais quand même le meilleur de tous les mondes possibles. Il a été contredit peu de temps après au moment d’une grande catastrophe naturelle : en 1755, un tremblement de terre et les incendies qu’il a provoqués ont tués 60’000 personnes à Lisbonne, une des villes les plus riches et puissantes de l’Europe de l’époque. Cela représentait un quart de la population de la ville.
Lactance, à la fin du IIIe siècle de notre ère, citait le philosophe Epicure qui avait mentionné cette question au 4e siècle avant Jésus-Christ. C’est une des façons classiques de présenter la problématique :
« Dieu, dit Epicure, ou bien veut supprimer les maux et ne le peut, ou bien le peut et ne le veut ; ou bien il ne le veut ni ne le peut, ou bien il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est faible, ce qui ne peut échoir à Dieu ; s’il le peut et ne le veut, il est jaloux, ce qui est également étranger à Dieu ; s’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois jaloux et faible, et partant n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, quelle est donc l’origine des maux, ou pourquoi ne les supprime-t-il pas ? »
C’est une citation trop compliquée pour la suivre comme ça oralement. Mais elle veut dire : vouloir défendre Dieu par la raison devant le mal et les souffrances du monde et de nos existences, cela ne fonctionne pas.
Si l’on devait s’approcher d’un raisonnement qui tiendrait, il serait vite démonté par l’absurdité et l’injustice du mal. On peut se convaincre de cela en pensant à Auschwitz et à la shoah. Mais cela continue : des enfants en Syrie n’ont rien connu d’autre que la guerre et au lieu de découvrir le monde et de se développer et de grandir sont tués dans les bombardements. La maladie, les accidents, les ruptures et conflits personnels sont aussi des événements qui rappellent la présence du mal ou des maux dans nos existences personnelles.
Notre raison occidentale ne s’en sort pas avec ce problème.
Une sagesse orientale a choisi de l’affronter autrement : en le priant. « Mais délivre-nous du mal ».
Ce n’est ni facile, ni une réponse. C’est une manière de vivre cette question et ce problème.
Ce n’est pas une réponse, parce qu’en priant « Mais délivre-nous du mal », nous pouvons avoir l’impression des personnages de l’histoire racontée par Jésus : pourtant nous te connaissons et nous t’avons côtoyé ! Pourquoi est-ce que tu ne nous ouvres pas la porte ? Et lui : « je ne vous connais pas ».
Voilà qui enfonce encore le clou dans la plaie de notre souffrance. Job l’a aussi senti dans sa prière et ses conversations avec Dieu. Nous le sentons quand nous ne voyons pas comment notre souffrance sera apaisée.
Autant le dire tout de suite : je n’ai pas la réponse pour vous. J’ai seulement entendu le témoignage de croyants comme Job qui ont traversé la souffrance et qui ont pu le faire devant Dieu ou avec Dieu. Ils l’ont aussi fait parfois contre Dieu, mais toujours en relation avec lui, même quand c’était pour dire avec le psaume 22 et Jésus sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » [Ps 22,2, Mt 27,46]
Prier « Mais délivre-nous du mal » peut maintenir en vie.
Je vous propose une méditation brève sur 4 points :
- Que veut dire « mal » ?
- Qu’est-ce que la délivrance ?
- A qui penser en disant « nous » ?
- Qui peut prier ainsi ?
- Que veut dire « mal » ?
« Mais délivre-nous du mal » : Est-ce que c’est le Malin, le diable, ou est-ce que c’est le mal, la souffrance, les maux qui se présentent dans la vie ? Le grec permet les deux interprétations et celle du mal personnifié – le diable – a été privilégiée dans l’histoire. Aujourd’hui, les exégètes partent souvent du principe qu’il est impossible de trancher si Matthieu pensait au diable ou aux maux.
L’important est de noter que Matthieu envisage manifestement le mal au sens général, mal qui intègre aussi les maux. Cela veut dire que ce mal, ce n’est pas seulement l’agir humain mauvais, mais aussi la misère, la souffrance sous toutes ses facettes : maladie, tourments, pauvreté, solitude, déchéance, catastrophes, etc.
La demande d’être délivré du mal devient aussi une demande de reconnaître le mal avec justesse. Le mal est cette forme de néant qui risque de nous réduire nous aussi à néant. Il peut y avoir cela dans la souffrance et les tourments. Mais il existe aussi des témoignages de personnes qui ont vu dans leur tourment non pas le mal à l’œuvre mais l’occasion de porter un regard sur Jésus le Crucifié et de comprendre autrement la souffrance, la maladie et la mort.
Et je dois dire cela avec prudence parce que dans le moment ou vous ne voyez pas d’issue ni d’espoir à vos tourments, ce serait une forme de terrorisme que de vous suggérer cette compréhension des choses : « si tu souffres, c’est sûrement que le Seigneur a quelque chose à te dire ».
Par contre si vous témoignez d’un tel regard au travers de ce que vous avez subi, votre rayonnement pourrait devenir plus fort que toutes les prédications imaginables.
Job va au fond de sa plainte : « Mon Dieu, je t’appelle, mais tu ne me réponds pas ». Il perçoit même Dieu comme une menace extrême quand il ressent que celui de qui il avait reçu la vie ne le protège plus et que tous les malheurs du monde lui arrivent. Ce n’est qu’après avoir été au fond de tout ça qu’il peut revivre la grâce. Sa plainte et la menace qu’il ressentait n’ont jamais été adoucies par la perspective de la grâce. Pendant son parcours de souffrance, Job ne voyait plus comment cela pouvait être possible de retrouver cette grâce.
- Qu’est-ce que la délivrance ?
La délivrance demandée dans le Notre Père, c’est la possibilité de vivre ou de revivre d’une façon apaisée et équilibrée. C’est un peu ce que j’ai compris de la résilience dont on parle souvent de nos jours : pouvoir vivre en paix après avoir vécu quelque chose de traumatisant ou destructeur.
On parle assez souvent de délivrance au moment du décès d’une personne qui a vécu une longue et douloureuse maladie. Parfois, la délivrance est celle de la fin des temps au moment de l’instauration du Royaume de Dieu.
Mais la délivrance dont parle l’évangile de Matthieu en disant « mais délivre-nous du mal » concerne notre expérience quotidienne ici et maintenant ; cette délivrance s’épanouit déjà dans la personne de Jésus et dans l’histoire de sa vie : quand il guérit des malades, expulse des démons, vit en communion avec des marginalisés, quand il ramène des personnes à la vie, pardonne les péchés, nourrit les affamés. La plénitude à mille facette dans laquelle se vit la délivrance est comme à l’opposé et en écho à la diversité du mal : c’est que la délivrance vise un bien-être de toute la personne, être bien dans la relation à Dieu, à ses prochains, à son environnement et à soi-même. Dans la Bible, le shalom hébreu dit cela. Ce terme est en général traduit par paix, mais il veut aussi dire : intégrité, salut, libération de toute misère et malheur – politique aussi –, santé, bien-être, sécurité et calme.
Quand il est question du shalom des êtres humains, l’humain est compris comme faisant partie de l’ensemble de la création. L’idée n’est pas d’être délivré de la création, mais l’enjeu est une délivrance à l’intérieur de la création et avec elle.
- A qui penser en disant « nous » ?
En disant « Mais délivre-nous du mal », nous disons « nous ». « Nous » prions. Et nous demandons que « nous » soyons délivrés.
Dans l’évangile de Matthieu, le premier « nous » est celui des disciples qui demandent à Jésus comment prier. Mais tout de suite, on pense aussi à tous les auditeurs et auditrices du sermon sur la montagne. C’est comme si Jésus donnait aux disciples un enseignement public qui concerne aussi les autres.
Quand nous prions aujourd’hui « Mais délivre-nous du mal », le « nous » indique d’abord la communauté priante : nous qui sommes réunis aujourd’hui à Môtiers / Noiraigue. Mais cette communauté est aussi élargie à tous les chrétiens du monde puisque nous faisons partie de l’Eglise universelle. Le Notre Père est universel parce que tous les chrétiens le prient quelle que soit leur confession. Le Notre Père est aussi universel parce que celui qui prie « Mais délivre-nous du mal » prie pour tous les chrétiens. Et si le Père de Jésus Christ est vraiment Celui qui nous libère du mal, alors ce « nous » ne peut que s’élargir jusqu’à finalement englober l’humanité entière. On ne peut pas prier un Dieu qui aime les humains sans être porté soi-même par un élan de bonté pour tous les humains.
- Qui peut prier ainsi ?
Il ne s’agit pas d’attribuer des autorisations ou des accréditations, mais plutôt de se demander : « qui suis-je quand je prie de cette manière ? »
En priant le Notre Père, on peut avoir l’impression de donner des ordres à Dieu et que c’est « gonflé » :
« donne-nous aujourd’hui », « pardonne-nous », « ne nous soumets pas » – et maintenant « délivre-nous » !
D’où nous vient cette audace avec laquelle nous prions Dieu ? Qui sommes-nous pour l’oser ?
Dans les trois premières demandes du Notre Père, nous nous adressons à Dieu comme à « notre père ». Le Dieu auquel nous nous adressons ici n’est autre que celui qui nous a libérés et délivrés en Jésus Christ. Il est le père de Jésus Christ, il est notre Sauveur, celui dont nous demandons que le nom soit sanctifié, que le règne vienne, que la volonté soit faite – aussi et précisément en récitant le Notre Père. Quand cela se réalise vraiment, quand ce Père vient et se présente à nous dans son Esprit, il se passe un bout de libération, de réconciliation et de délivrance. La présence de Dieu, la présence de ce Père délivre les priants pour la liberté des enfants de Dieu et les rend capables de devenir collaborateurs et collaboratrices de Dieu. Ce n’est pas de la témérité, cela correspond simplement à la liberté des enfants de Dieu, de demander à leur père ce qui est essentiel à la vie !
C’est pourquoi celui qui crie « délivre-nous », et qui le fait en priant, est déjà en train de suivre Jésus. Crier ainsi, c’est le faire grâce à cette délivrance que l’on demande. On ne peut ni ne veut plus vivre sans elle.
Le psaume 22 qui commence par un cri lancé à Dieu pour le questionner : « pourquoi m’as-tu abandonné ? » n’en reste pas là. Il continue par une demande de délivrance, puis par une louange parce que Dieu a fini par répondre.
Prier le Notre Père suit le même mouvement : demander « Mais délivre-nous du mal », c’est s’attendre à ce que Dieu le fasse, parce que la prière enchaîne et conclut avec « car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles.
« Mais délivre-nous du mal, tu le feras car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles.
Amen. »
Les thèmes de cette prédication sont développés dans Qu’est-ce que croire ? Réponses du Notre Père, Labor et Fides, 2014, p. 194-213