Prédication de Ion Karakash
Marc 4/35-41 et 6/45-53 : deux tempêtes apaisées
Les disciples de Jésus avaient souvent vu leur maître venir au secours de gens en détresse : lépreux, infirmes ou possédés de quelque force malfaisante ; mais cette fois, dans la barque ballottée par la tempête, eux-mêmes se trouvent menacés, leur propre survie est en jeu.
Et Jésus semble s’en désintéresser totalement : alors qu’ils sont pris de panique voyant les flots envahir leur barque au point qu’elle risque de couler, il dort paisiblement à l’arrière, – sur un coussin, précise l’évangéliste Marc, un confort inattendu pour celui qui disait n’avoir pas un lieu où reposer sa tête !
Les disciples doivent le réveiller pour qu’il agisse enfin ; Jésus ordonne alors aux vents de se taire et à la mer de s’apaiser, et le calme revient aussitôt !
Puis il reproche aux disciples d’avoir eu peur et de manquer de foi, ce qui a pour effet d’accroître encore leur peur en se demandant : Mais qui est-il donc, pour que lui obéissent même les vents et les eaux ?…
En vérité, dans son évangile, Marc ne mentionne pas une, mais trois et même quatre traversées du lac de Tibériade, dont deux marquées par des tempêtes où les disciples sont en danger. La première fois, Jésus est avec eux sur la barque, mais il somnole à la poupe comme si de rien n’était ; et la seconde, il fait embarquer ses disciples sans lui et les envoie affronter le lac pendant que lui s’isole sur la terre ferme pour prier, puis, alors que les disciples s’épuisent à ramer contre les vents et le courant, il s’approche d’eux vers trois ou quatre heures du matin en marchant sur les flots ; croyant voir un fantôme, les disciples s’effraient, mais il leur dit : Courage, n’ayez pas peur, c’est moi ! et vient les rejoindre sur la barque ; aussitôt, sans même que Jésus ait dit un mot ni fait le moindre geste, les vents cessent et les disciples terminent leur traversée avec lui en toute sécurité.
Et Marc précise qu’ils accostent à Génésareth, au nord-ouest du lac de Tibériade, alors que leur destination en partant était Bethsaïda, au nord-est de ce lac.
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Pourquoi donc Marc évoque-t-il deux traversées agitées par les éléments avant que Jésus intervienne ?
Je pense que la première fait allusion à l’époque où Jésus était physiquement présent au côté des siens, embarqué avec eux, faisant face avec eux aux tempêtes, aux turbulences et aux menaces du monde ; Jésus était là, près d’eux, – mais sans intervenir immédiatement : il sommeillait, comme si de rien n’était, laissant ses disciples affronter seuls les éléments en furie qui les mettaient en danger.
Cela faisait sans doute partie de la ‘pédagogie’ de Jésus : n’avait-il pas choisi dès le début de son activité de s’entourer de compagnons qui agiraient comme lui, participant avec lui à l’annonce du Règne de Dieu pour inviter les gens à la confiance et à la foi ? Si au premier coup de vent et aux premières vagues menaçant la barque Jésus était intervenu pour faire cesser le vent et apaiser les eaux, comment donc les disciples auraient-ils pu apprendre à affronter aussi les contrariétés et les oppositions ?
Cela reste toujours vrai aujourd’hui pour nous qui mettons en Jésus notre espérance et notre confiance : notre foi ne nous préserve pas des tempêtes de la vie, des épreuves et des difficultés.
La paix du Christ, – celle que nous demandons dans nos prières et que promettent ses bénédictions -, n’est pas une assurance tous risques qui nous mettrait au-dessus des tempêtes et des menaces du monde : le Dieu de l’Évangile n’est pas une protection-miracle, – ou un pare- vent-miracle, en l’occurrence -, qui nous garantirait une existence tranquille dans une oasis de confort et de contemplation !
Notre lieu de vie et de mission, de témoignage, est un monde agité, comme le lac de Tibériade où les disciples étaient ballottés dans leur fragile embarcation : c’est là qu’il nous faut tenir bon, persévérer avec confiance, poursuivant notre navigation malgré les vagues, malgré les vents…
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Et cela reste encore vrai même si Jésus n’est plus physiquement présent à nos côtés, en chair et en os, comme il l’était auprès de ses disciples.
C’est cela, je crois, que nous enseigne l’Évangile par la deuxième traversée d’une mer en furie. Cette fois-là, Jésus n’était plus présent dans la barque, dormant paisiblement auprès de ses disciples : les envoyant seuls sur les eaux, il était lui-même ailleurs à prier.
Et lorsqu’il s’approcha enfin d’eux, vers la fin d’une longue nuit où la barque devenait ingouvernable, ce fut en marchant sur les eaux, comme un fantôme, – un ‘phantasme’, écrit l’évangéliste.
N’est-ce pas une manière d’évoquer le temps d’après la résurrection, le temps où Jésus n’était plus à portée des yeux ni des mains des disciples, – un temps où on pourrait penser que sa présence relève d’un pur ‘phantasme’ de la foi : une illusion rassurante, mais sans réel fondement ?
Un temps d’incertitudes où, – comme le fait Pierre dans le récit parallèle de Matthieu -, nous pourrions être tentés de quitter la barque malmenée des disciples et de nous risquer sur les eaux pour nous retrouver plus rapidement dans les bras de Jésus.
Mais cette heure-là n’est pas encore venue et, comme Pierre s’enfonçant dans les flots, c’est sur la barque qu’il nous faut rester, avec les autres, parce que Jésus nous y appelle et qu’il nous conduit à bon port, même si, comme le signale Marc, ce port n’est pas toujours celui où nous avions prévu d’aller !
L’Évangile nous invite à rester des navigateurs, fragiles et menacés dans les tourbillons de ce monde, priant Dieu de nous aider à aller chaque jour quelques milles ou quelques vagues plus avant vers une destination qu’il connaît, et qui diffère parfois de celle que nous pensions ou souhaitions atteindre…, conscients qu’après chaque tempête apaisée, après chaque crise surmontée, il y en aura d’autres.
Car les vagues et les vents sont aussi une force qui permet d’avancer, nous rappelant qu’un Autre ne cesse de veiller sur nous, … même s’il arrive parfois qu’il nous semble absent.
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Cette seconde tempête apaisée suggère une autre manière encore d’entendre et de comprendre ces récits : la parole de Jésus Traversons de l’autre côté !, – qu’on peut aussi traduire Passons sur l’autre rive ! -, figure parfois sur les faire-part de décès.
Dans les mythes anciens de Grèce ou d’Égypte, la mort était considérée comme un passage mystérieux à travers les eaux vers le royaume des morts. Ainsi, pour les Grecs, Charon avec sa barque permettait aux défunts, à certaines conditions et en payant le prix du passage, de traverser les flots du fleuve Styx. Et en Égypte, c’est le dieu Râ qui opérait ce passage à certaines conditions, là encore, et après une pesée des âmes ; au pied de la pyramide de Khéops, on a ainsi trouvé les vestiges d’une barque longue de 42 mètres et pesant 20 tonnes que ce pharaon avait commandée pour son passage vers l’au-delà.
Les Hébreux, eux, ne parlaient pas d’une existence après la mort, se concentrant sur la seule vie présente comme un précieux et unique cadeau de Dieu, – Dieu qui ‘n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants’.
Si Jésus parlait, littéralement, d’un passage vers l’au-delà qui peut aussi bien évoquer l’autre rive du lac que l’autre côté de la mort, cette traversée n’est pas évoquée au futur, mais au présent, – ‘ce jour-là’, précise l’évangéliste -, et elle ne requiert aucun rituel préparatoire ni aucun prix à verser au passeur !
Par ailleurs, elle ne commence pas par un tri préalable entre les défunts, une pesée de leur âme pour voir qui est digne de survivre : l’unique exigence que Jésus rappelle à ses disciples effrayés, c’est de lui faire confiance même au cœur de leurs nuits, – qu’il soit présent, mais dormant, sur la barque, ou qu’il s’approche d’eux tel un fantôme sur les eaux turbulentes du monde et de l’histoire.
Qu’ils gardent confiance en restant dans la barque, et il les mènera à bon port, car c’est à présent déjà et ici, dans les tempêtes et les incertitudes du quotidien, que commence notre vie nouvelle avec Jésus, affrontant sans nous décourager les forces qui menacent et nous mettent à l’épreuve.
Face à ce qui peut nous faire peur, comme la mort, laissons-nous plutôt surprendre en nous demandant, comme les disciples dans la barque : Qui est-il donc, pour que même les vents et les eaux lui obéissent ?!
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Et en écho au message de Véronique Tschanz dimanche dernier, dimanche des réfugiés,
j’associe à la question Qui est-il donc ? cette autre question :
Et nous, comment pouvons-nous contribuer, à ce qu’il n’y ait plus autant de femmes et d’hommes, d’enfants et de vieillards, qui perdent leur vie dans les tourbillons de la Méditerranée ou d’autres mers en espérant trouver ailleurs un lieu où vivre en paix et en sécurité ?…
Parce que, – comme le précise l’évangéliste Marc -, la barque des disciples n’était pas seule sur le lac : Avec lui, Jésus, il y avait aussi d’autres embarcations qui furent frappées par cette même tempête, et c’est pour elles aussi et pour leurs occupants en péril qu’il fit taire les vents et calmer la tempête.
Avec Jésus pour capitaine – et pour passeur -, leur traversée des eaux nous concerne également, – elle est aussi la nôtre…