Cette prédication a été donnée dans le cadre du culte de lancement de la Campagne de Carême 2024, dont le slogan « Moins c’est plus – chaque geste compte » nous invite à entrer dans la thématique de la justice climatique.
Qui n’a jamais fait l’expérience d’une vilaine douleur lombaire ? Elle survient, sans crier gare et elle vous rend tout mouvement indésirable. Parfois, elle vous bloque tellement que se redresser relève de l’exploit. Et parfois aussi, elle irradie. Elle remonte le long de l’échine dorsale, elle fait une petite pression en passant au niveau de la nuque, puis elle poursuit son chemin jusque dans votre boîte crânienne, histoire de bien vous obliger à penser à elle.
Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’une douleur est locale qu’elle est moins pénible ! Si vous souffrez du pied, c’est toute la marche qui est entravée. Et dans ces moments-là, on rêverait de pouvoir dévisser le membre douloureux et de le laisser à l’atelier en attendant sa réparation… Si un membre du corps souffre, c’est tout le corps est mal en point.
Paul compare l’Église à un corps humain. C’est bien sûr une image. Mais ce n’est pas pour autant une vue de l’esprit ! Cette comparaison vise à nous faire changer de regard sur la réalité. Et pour ce faire, elle doit s’ancrer dans notre expérience vécue.
Paul s’adresse à l’Église de Corinthe qui souffre de ses divisions internes. Chez les Corinthiens, il y a des rivalités.
Des personnes qui pensent que leur spiritualité vaut mieux que celle du voisin. Toute ressemblance avec une situation existant ou ayant existé est évidemment fortuite.
Paul aimerait bien ne pas toujours être pris à partie sur des questions qui lui paraissent au fond, bien futiles. Il y a même fort à parier qu’il ressent une certaine lassitude en voyant que son enseignement n’a pas l’air d’être très bien écouté et mis en pratique. Alors Paul mobilise des trésors de patience et de pédagogie pour faire comprendre son message.
S’ensuit donc une assez longue description qui nous fait comprendre que la diversité, ma foi, c’est une bonne chose. Et c’est même carrément nécessaire. Parce que si nous étions les membres d’un corps humain, il n’y aurait pas à faire tant de chichis pour coopérer, nous n’aurions pas le choix.
Qui plus est, nos rivalités et nos comparaisons seraient bien déplacées parce que de la même manière qu’il n’y a pas de raison qu’un pied fasse le travail d’une main, on ne voit pas pourquoi il faudrait qu’on fasse tous la même chose et de la même manière.
Le ton est donné. L’Église est un ensemble nécessairement diversifié.
Lorsqu’un membre du corps souffre, les autres membres partagent avec lui sa souffrance. Si cette affirmation tombe sous le sens lorsqu’il s’agit de notre organisme, c’est plus compliqué de la concevoir dans nos rapports entre personnes.
Est-ce que j’ai vraiment le souci constant et profond des personnes que je côtoie au quotidien ? Et à plus forte raison, est-ce que je peux porter en moi, en permanence, la souffrance de celles et ceux dont les conditions de vie sont menacées et qui sont peut-être les réfugié.es climatiques de demain ?
Personne ne peut porter une telle charge émotionnelle. D’ailleurs, l’urgence climatique est à l’origine d’une forte anxiété chez les plus jeunes, notamment. La perspective du pire, associée à la charge mentale de devoir contrôler en permanence son mode de vie ainsi qu’au sentiment d’impuissance ressenti face à l’immobilisme des États, ou encore la culpabilité générée par la fameuse empreinte carbone qu’on ne finit pas de calculer sont des facteurs importants dans l’apparitions de nombreuses détresses psychologiques.
Mais Paul ne nous lance pas une injonction à souffrir avec les autres. Il nous présente un état de fait. Que nous le voulions ou non, nous sommes dépendants les uns des autres.
Nous l’avons oublié car notre idéal de confort axé sur la jouissance individuelle nous a rendus de plus en plus étrangers les uns aux autres.
Parallèlement, le développement d’une économie mondialisée a rallongé les chaînes de production et les consommateurs que nous sommes sont bien empruntés lorsqu’il s’agit de mesurer l’impact de leur mode de vie sur leurs prochains qui vivent souvent bien loin d’eux. Nous prenons conscience que nous appartenons à des écosystèmes dont notre vie dépend. Le fait que nous soyons moins sinistrés que d’autres et que la montée des océans nous touche moins directement que certains n’empêche pas les bouleversements climatiques de nous rattraper et, qui plus est, plus vite que prévu !
Nous sommes un seul corps, mal en point, qui commence à sentir se répandre en lui les douleurs de ses organes les plus touchés par la maladie que sa piètre hygiène de vie a fini par déclencher. Nous voilà bien avancés…
Mais il est peut-être temps de lever le voile sur l’originalité de l’argumentation de l’apôtre Paul.
Dans l’antiquité, la métaphore du corps était souvent employée pour désigner le fonctionnement d’une société. Mais c’était le plus souvent pour justifier le maintien des inégalités. A l’aide de l’image du corps, on essentialisait les rôles sociaux pour les figer et maintenir ce qu’on pensait être le bon fonctionnement de l’ensemble. L’idée était que si un membre refusait sa fonction, alors tout le corps serait malade.
Ce mythe de l’homogénéité sociale qui serait menacée par le changement de statut de ses membres ne nous est pas étranger. Peut-être vous souvenez vous des campagnes d’affichages contre le suffrage féminin qui laissaient entendre, plus ou moins subtilement, que si on donnait des droits politiques aux femmes, elles délaisseraient leur foyer et que toute la société allait dysfonctionner voire s’effondrer.
Mais ce n’est pas pour maintenir un ordre immuable dans ses communautés que Paul emploie la métaphore du corps.
Il faut dire que pour Paul, l’unité n’est pas un but à réaliser. Paul dit : « vous êtes le corps du Christ » et non pas « au boulot, il va falloir construire le corps du Christ, c’est maintenant ou jamais, tout dépend de vous, il va falloir assurer et penser à la postérité ». L’unité est un cadeau qui nous a d’ores et déjà été donné. Cette unité ne vient pas du bon fonctionnement du corps et de son hygiène, mais de l’attachement des membres de ce corps au Christ.
Elle n’est pas d’abord le fruit de nos efforts. Elle nous précède. C’est ce que nous montre le signe du baptême.
L’eau du baptême, c’est donc ce qui permet au corps ecclésial de vivre et de ne pas se désagréger. Un peu comme notre corps humain a besoin d’eau. Cette eau, nous ne la produisons pas nous-même. Elle nous vient de l’extérieur pour permettre à nos organes de vivre et de nous faire vivre.
Mais, me direz-vous, quel est le sens de ce baptême qui nous unis malgré nos réticences, nos incompétences ou nos épuisements ?
Ce qui fonde cette unité c’est la révélation de Dieu dans la personne de Jésus, crucifié et ressuscité.
C’est là, la grande originalité de l’apôtre Paul. Il nous présente un Dieu qui vient précisément là d’où on aimerait détourner le regard. Un Dieu qui dit oui à celui qui a apparemment échoué.
Un Dieu qui veut nous ouvrir de nouvelles potentialités de vie quand tout paraît perdu. Un Dieu qui ne se laisse pas enfermer dans nos impasses.
Rien ne résiste à sa force de résurrection : ni nos ségrégations, ni nos destructions programmées, ni nos découragements. Dieu est celui qui peut tout retourner et comme dit l’auteur du Psaume que nous avons lu, même ce qui peut nous apparaître ténébreux devient lumière.
Paul nous dit que le baptême est le signe de notre commune appartenance à ce projet de vie capable d’ouvrir tous les tombeaux que nous construisons.
Ce qui fonde notre unité, c’est ce qui met en échec toutes les forces de séparation et de destruction.
Et qui nous permet d’espérer quand tout semble joué d’avance.
Tous nos efforts sont alors transcendés et relativisés. Nous n’avons pas à sauver le monde. Dieu a déjà sauvé ceux qui placent leur confiance en lui. Nous pouvons agir autour de nous en étant les témoins de cette puissance de créativité qui nous traverse et qui ne demande qu’à se propager à travers nous. Mais qui vient de plus loin que nous.
Évidemment, nous n’avons pas ici le mode d’emploi pour sauver la planète à l’horizon 2050.
Nous avons seulement une espérance farouche qui veut croire que le rapport que nous entretenons au monde vivant qui nous entoure peut changer. Et que de ce changement pourront naître d’autres changements. Bien sûr, nous ne pourrons pas revenir en arrière. Il ne s’agit pas de rétablir ce qui a été. Ressusciter implique toujours un deuil. Mais nous voulons croire qu’un monde nouveau peut toujours naître sur la ruine de nos erreurs et de nos errances.
C’est dans ce sens que résonne le slogan chaque geste compte. De prime abord, on peut le trouver un peu maladroit. Cette formulation nous ramène à une logique comptable qui scrute chacun de nos mouvements pour nous faire payer le juste prix de nos ratés. Mais je vous propose de replacer cette petite phrase dans la méditation qui nous porte ce matin.
L’unité qui est la nôtre implique la diversité des membres du corps que nous formons. Chacune et chacun avec ses capacités et ses limites, peut rendre témoignage à la force de vie qui nous porte.
J’entends certains militants pour le climat dire que pour agir dans le bon sens, il faut remplir certaines conditions et qu’on ne peut pas se dire écologiste sans être Vegan. Nous voilà à nouveau pris dans les comparaisons et les rivalités que Paul voulait éviter. Personne n’a la clé du salut du monde. On ne peut pas dire « faites comme moi et tout ira mieux ». Car dans une telle perspective, l’enfer, c’est les autres. Alors que dans la perspective du Dieu de Jésus-Christ, chacune et chacun est porteur d’une égale dignité. Nous n’avons pas à construire des sectes écologistes, mais à nous témoigner les uns aux autres la reconnaissance de cette égale dignité qui nous porte. En nous offrant une attention mutuelle, nous nous ouvrirons aux besoins de nos semblables, nous entendrons leur désir de justice, nous changerons de regard sur le monde et notre manière d’être au monde. Pas parce qu’il n’y a qu’une manière de vivre et d’agir, mais parce que toutes et tous ont droit à un espace où faire l’expérience de la force de résurrection qui nous envoie à la rencontre les uns des autres.
Chaque geste compte, ça ne veut pas dire : « attention à ce que vous faites, évitez de faire des dégâts, c’est le moment d’agir juste et bien car le temps presse et gare à vous si vous êtes à côté de la plaque ». Chaque geste compte, ça signifie que là où nous sommes, qui que nous soyons, quels que soient nos moyens, nous sommes porteurs de cette puissance de créativité et de relèvement.
Chaque geste compte, parce que chacune et chacun d’entre nous compte. Et nous pouvons, avec le psalmiste, confesser que nous sommes de vraies merveilles.
Notre Carême n’a pas à devenir mortifiant. Car il résonne d’une bonne nouvelle qui nous annonce que quelle que soit l’évolution des choses, c’est l’amour que Dieu nous porte qui aura le dernier mot.
Moins c’est plus.
Ça ne veut pas dire que nous aurons une plus grande place au paradis en consommant moins, mais que même si nous devons renoncer à nos habitudes et à nos sécurités, autre chose sera toujours possible.
La fin d’un monde ce n’est pas la fin du monde.
C’est bien ce que Dieu nous dit du haut de la croix.
Amen
Marianne Chappuis, 11 février 2024