«Soyez saints!» 


Prédication de Christophe Kocher — 6 octobre 2024

Texte: Lévitique 19,1-3.13-18.33-34

Chers sœurs et frères en Christ,

« Soyez saints, car je suis saint, moi le Seigneur votre Dieu ».

C’est l’interpellation que Dieu demande à Moïse de transmettre au peuple d’Israël.

« Soyez saints ! » C’est aussi l’interpellation que nous lancent les Écritures ce matin.

Peut-être voyez-vous maintenant défiler des images pieuses devant vous, et vous dites-vous : c’est beaucoup nous demander !

Peut-être pas tant que ça…

L’appel à la sainteté qui ouvre le 19ème chapitre du Lévitique est suivi de diverses recommandations, ou de commandements, qui balisent le chemin conduisant à cette sainteté attendue.

Ou peut-être pour le dire plus justement : l’appel à la sainteté se trouve suivi de perspectives concrètes qui s’offrent à nous telles des promesses, dans la relation avec le divin et dans la confiance en la Vie.

En effet, l’hébreu ne dispose que de deux modes de conjugaison : le parfait, qui renvoie à ce qui est fait, ce qui est accompli, et l’imparfait qui permet d’exprimer ce qui est à accomplir.

Nous pouvons donc certes traduire l’inaccompli par un impératif, comme dans le texte que nous avons entendu : « n’aie aucune pensée de haine contre ton frère ».

Mais nous pouvons aussi le traduire par un futur qui, au-delà de ce qui doit être accompli, comporte aussi une dimension de promesse (« tu n’auras pas de pensée de haine contre ton frère »)… sous-entendu si tu demeures relié à ce Dieu qui te porte et te guide, ce Dieu dont la présence en toi transforme ta spontanéité. Et dans cette relation, la sainteté de Dieu lui-même est appelée à se révéler et à transparaître dans notre manière d’être vis-à-vis des autres et de nous-mêmes.

Cela dit, sur le plan concret, comment cet état de sainteté se manifeste-t-il ?

Je pense que l’ensemble des recommandations de notre texte qui correspondent à autant de promesses pointent la perspective de l’amour du prochain : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Nous retrouvons le commandement à deux reprises dans le texte : d’une part en lien avec le frère, avec le compatriote, et d’autre part en lien avec l’étranger, l’émigré.

Autrement dit : être saint et ainsi témoigner de la sainteté de Dieu, c’est parvenir à aimer son prochain comme soi-même.

Jésus rappellera ce commandement, comme nous l’avons entendu, dans l’Evangile du bon samaritain, en soulignant que c’est dans l’horizon de l’amour du prochain – qui va de pair avec la confiance dans le divin – qu’apparaît la Vie au sens le plus fort du terme.

Cela dit, aimer son prochain ne va pas de soi. S’aimer soi-même du reste non plus ! Et si nous entendons cet appel comme un précepte s’adressant à nos sentiments, nous aboutissons à une impasse. Car notre disposition intérieure ne se commande pas. Elle est juste là. Pour autant, elle peut se travailler, évoluer et se transformer selon notre manière de nous positionner, et d’avancer dans la foi : dans la confiance en Dieu et en la Vie.

A cet égard, le texte du Lévitique est particulièrement significatif, avec les balises qu’il pose dans la perspective de l’amour du prochain, tout particulièrement les versets 17 et 18.

« N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais… »

La haine est nommée et prise au sérieux en tant que sentiment qui, lorsqu’il nous traverse, nous pousse à souhaiter du mal à quelqu’un, voire à déployer notre énergie pour lui nuire, dans la mesure où il nous a lésés ou blessés.

Mais il s’agit de dépasser cette haine. Non pas en nous bridant, en essayant de nous conditionner pour évacuer nos instincts revanchards et nos pensées destructrices, mais en extériorisant les causes : le mal subi qui entretient, nourrit, voire amplifie la haine.

« N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard. »

Le verbe hébreu traduit par « réprimander » désigne une démarche publique, ou encore une action en justice. En somme, il intègre le regard d’un tiers.

Autrement dit, le texte ne nous appelle pas tant à nous dire nos quatre vérités s’il le faut, avec le risque que chacun se braque et cherche à se justifier. Mais il nous invite à extérioriser et à verbaliser ce qui gangrène notre être intérieur et libère nos instincts destructeurs, à confronter l’auteur du mal subi à son action et à ses conséquences, si possible en présence d’un tiers garant de l’objectivité, à même de canaliser les débordements émotionnels, et de permettre de dissocier la faute ou l’injustice de la personne qui l’a commise.

Ainsi la haine se trouve désamorcée, et la personne qui se trouve confrontée au sentiment destructeur qui pourrait l’envahir, évite de devenir elle-même fautive, de « se charger d’un péché » à l’égard de celui ou celle qui lui a fait du tort.

L’affirmation du Lévitique à cet endroit peut surprendre : « n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ».

Le péché n’a ici rien d’une notion morale. Il ne désigne pas une mauvaise action et ne qualifie pas une méchanceté que l’on aurait fait subir à quelqu’un. Il s’apparente plutôt à un état de rupture. Le substantif traduit par « péché » vient en effet d’un verbe qui signifie « manquer la cible ou le but ». En somme, le péché exprime le fait d’être en rupture de relation : le fait de manquer la relation.

Et c’est ce qui se passe là où les non-dits laissent court au développement de sentiments qui coupent de l’autre et empêchent la relation.

Ainsi dans notre extrait du Lévitique, la faute ou le péché ne renvoient pas au tort de l’un, mais au silence de l’autre qui rumine, développe de la rancœur, voire de la haine, gardant tout en lui : il manque la cible en laissant la relation aller à volo !

Ainsi les Ecritures nous somment de ne pas cacher ou de ne pas chercher à refouler la haine qui s’empare de nous. Mais elles invitent à entrer dans une démarche constructive, à œuvrer pour rétablir la relation abîmée.

« Ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple ».

Si le texte insiste dans un premier temps sur l’importance d’extérioriser et de verbaliser le mal-être dû à l’injustice subie, avec l’appui d’un tiers, il continue en mettant en garde contre le risque d’une gestion personnelle et isolée de la situation, de la recherche de vengeance, et de la rancune qui conduit à la rupture.

En résumé, tendre vers l’amour du prochain et de soi-même implique :

– le courage de dire, de s’exposer et de dénoncer ce qui doit l’être,

– l’humilité d’avoir recours à un tiers,

– et la sagesse de chercher non pas à avoir le dernier mot, mais à œuvrer en faveur d’une réconciliation, du rétablissement d’une relation juste, franche et constructive.

Aimer son prochain comme soi-même ne relève donc pas d’un sentiment, mais d’une attitude engagée en faveur du lien. Et aimer son prochain comme soi-même n’est pas non plus un préalable à de bonnes relations et à un bon vivre ensemble, mais la conséquence d’un positionnement lucide et vrai, qui ose dénoncer ce qui doit l’être pour le dépasser… et qui ose désamorcer les bombes intérieures qui s’accumulent là où on évite d’aborder ce qui fait mal et empêche d’être en relation.

Vous l’aurez noté, le texte met ici l’accent sur la relation au frère, au compatriote, donc au prochain en tant qu’il est proche. Et pour cause, les pires conflits éclatent souvent avec celles et ceux qui nous sont le plus proche : au sein de la famille ou d’une communauté.

Par ailleurs, le troisième livre de la Bible a été rédigé durant l’exil à Babylone. Alors que le peuple risque de se disloquer et de se perdre, l’unité et la volonté de surmonter ce qui divise s’avèrent d’autant plus importantes, même vitales. Dans ce contexte, l’amour se présente comme la conséquence d’une solidarité à toute épreuve au sein d’une communauté fragilisée risquant bel et bien de disparaître, avec son identité, sa culture, son Dieu.

Le contexte d’aujourd’hui est bien différent. Pour autant, ne vivons-nous pas aussi cette fragilité communautaire qui caractérise le peuple en exil ? L’Eglise en tant que communauté de foi se trouve bien vulnérable au sein d’une société qui évolue extrêmement vite et dans une culture de l’apparence et de la consommation. Il en va de même pour la famille, et plus généralement pour la cohésion sociale dans un monde globalisé et connecté, marqué par un individualisme croissant.

Dans ce contexte, l’appel à la sainteté du Lévitique et les balises qu’il pose s’avère d’une actualité brûlante.

Oui, l’amour du prochain ne va pas de soi. Au contraire, plus le prochain est proche, plus il peut s’avérer difficile de l’aimer !

Il m’est souvent arrivé d’entendre des personnes me dire qu’elles ont pris leurs distances de l’Eglise, de la foi, de la religion, parce que dans leur vécu en Eglise, elles ont fait l’expérience de tout sauf de l’amour qu’elles s’attendaient à y trouver. Attente déplacée ? Fantasme impossible du Royaume de Dieu dans une institution somme toute trop humaine ? Il y a peut-être de ça. Mais en repensant à certains de ces témoignages, je me dis qu’il ne s’agit pas tant de de l’illusion déçue qu’en Eglise, forcément, on aime son prochain.

De fait, ce qui génère les ruptures, c’est justement le fait de faire comme si ! Des non-dits avec des rancœurs qui se développent sous un verni artificiel de soi-disant amour du prochain, où les relations pourrissent derrière des sourires forcés ou dans une indifférence courtoise. Et c’est précisément à cet endroit-là que le Lévitique situe le péché !

Oui, l’amour du prochain ne constitue pas une donnée de base, mais il se présente comme un horizon, comme la conséquence d’un engagement au service du lien et de l’unité, dans une recherche résolue et franche de dépasser les difficultés relationnelles, a fortiori avec celles et ceux qui nous sont le plus proche.

C’est précisément dans cette perspective que le Lévitique nous appelle à être saints – nous pourrions aussi dire vrais – : dans une confiance qui nous permet de vaincre ce qui nous empêche de nous aimer nous-même, et nous engage envers les autres. En commençant par celles et ceux qui nous sont le plus proches, celles et ceux qui habitent les différentes communautés au sein desquelles nous évoluons dans notre quotidien.

Au-delà, le Lévitique ouvre à cette recherche du lien juste et de la relation vraie avec l’étranger : « Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même »

Là aussi, le texte ne manque pas d’actualité. La recherche de ce qui est juste dans notre rapport à autrui ne saurait se limiter aux membres de nos familles, aux membres de notre paroisse ou à nos compatriotes. L’étranger aussi, celui qui ne fait pas partie du groupe, des proches, souvent en position de vulnérabilité, dont on pourrait être tenté de profiter, ou dont nous craignons qu’il profite, se trouve pleinement concerné par la recherche de liens vrais et justes au service desquels nous sommes appelés à nous engager. Parce que notre engagement constitue un témoignage : témoignage rendu à ce Dieu qui se révèle dans l’amour, là où des femmes et des hommes sortent d’eux-mêmes pour poser des actes de vérité, de solidarité et de justice, signes du Royaume qui vient.

C’est pour cela que le Lévitique nous appelle à être saints : témoins de l’Amour, confiants que nous sommes portés et conduits.

« Soyez saints ! » C’est un peu beaucoup nous demander… Vraiment? Peut-être pas tant que ça…

Amen