Si ce jour était le dernier de votre vie, que feriez-vous ?
Si vous tapez cette même question sur Google et que vous allez voir les réponses données, vous trouvez globalement 3 types de comportements.
Tout d’abord, la catégorie « Après moi le déluge » qui se caractérise par une tendance à tomber dans les excès en tout genre parce qu’il n’y aura de toute façon pas de conséquence pour celles et ceux qui les commettent. C’est une perspective plutôt centrée sur soi qui repose vraisemblablement sur les mêmes mécanismes que ceux qui sont en jeu quand on fait des achats compulsifs. Dans cette optique, on part du principe que notre vocation est de combler un manque en soi en assouvissant des pulsions.
Ensuite, la catégorie « Coulons-nous dans l’instant » qui se démarque de l’hédonisme consumériste en cherchant à reconnecter toutes les dimensions de son être avec le monde pour se sentir faire partie d’un tout. C’est une manière de chercher l’éternité dans l’instant qui passe.
Enfin, la catégorie « Institution d’héritiers ». Il ne s’agit pas tellement pour ces personnes de léguer des biens mobiliers et immobiliers à leurs survivants, que de leur dire qu’elles les aime et de leur laisser une parole éclairante, un peu comme on leur donnerait un flambeau pour continuer la route. Une manière en somme de transmettre quelque chose d’immatériel et d’indestructible dans un monde qui passe, tout en restant présent dans la mémoire des vivants.
En lisant ces différentes réponses, j’ai repensé à cette fameuse phrase attribuée sans certitude à Martin Luther qui dit : « si on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand-même un pommier ». Je me suis demandé d’une des trois attitudes évoquées juste avant. A priori, il s’agit d’une posture un peu désinvolte. On imagine son voisin qui entretient son jardin dans une indifférence totale à l’égard du monde qui s’écroule autour de lui. C’est une image qui paraît surréaliste au premier abord.
Mais je vous propose de cheminer un peu pour dépasser cette première impression et voir ce que cette petite phrase peut receler d’éclairant.
Si ce jour était le dernier de notre vie, que ferions-nous ? Avoir le loisir de se poser cette question est en fait le signe que notre dernière heure n’a pas encore sonné. C’est un peu le luxe de celles et ceux qui vivent dans une relative sécurité.
Car pour toutes les personnes, malheureusement nombreuses, qui vivent en ce moment sous les bombes, ou qui risquent leur vie dans des traversées hasardeuses, ou encore qui ne savent pas si elles trouveront de quoi subsister un jour de plus, chaque jour qui passe est peut-être le dernier de leur vie. Et quand bien-même la mort les épargnerait, le monde qui leur est familier vacille pour de bon. Certains ont tout perdu et ne savent sur quoi s’appuyer pour continuer à vivre.
Peut-être ces personnes se prennent-elles à rêver d’un monde nouveau, où le bien triompherait du mal et où elles seraient appelées à couler des jours heureux dans un bonheur sans fin. Un monde dans lequel la victoire de leur cause serait célébrée et où seraient reconnues l’injustice de leur sort et le caractère inacceptable de leurs souffrances. Un monde où seraient châtiés leurs ennemis et réparés les torts qu’elles ont subis. Un monde d’après-guerre pour se reconstruire et vivre une ère nouvelle, de paix et de prospérité.
Les lignes de l’évangile de Marc que nous venons d’entendre nous confrontent également à des scènes de destruction et de tourments. Des peuples se battent, des catastrophes naturelles surviennent et des gens meurent de faim. Voilà un monde qui nous est malheureusement familier. Et aucun de ces évènements n’est jamais le dernier de cette histoire.
Nous pensions avoir fait taire les volontés impérialistes et voilà que la guerre éclate aux portes de nos pays. Nous pensions avoir semé les graines d’une saine démocratie, mais la volonté de domination et l’escalade des violences qui en résulte nous montrent que la coexistence respectueuse des différences est toujours fragile et susceptible d’être brisée.
Les disciples de Jésus, ce jour-là, ne s’attendent pas au discours que ce dernier leur tient. Ils s’éloignent du Temple, le lieu phare de la Jérusalem des premières années de notre ère.
Dans les évangiles, le Temple est un symbole de sécurité religieuse et de stabilité identitaire. Et dans une optique un peu plus polémique, une image de crispation conservatrice face à la nouveauté qu’incarne Jésus. Dans notre passage, les disciples admirent la solidité de cette tradition. Ils sont les porte-parole d’une sécurité qui aime bien dormir sur ses deux oreilles et qui pense que la continuité dans l’habitude est la meilleure chose qui soit. Jésus n’est pas de cet avis. Il annonce la ruine du Temple et la faillite d’un système qui se croit immortel.
Alors les disciples surpris posent la question qui leur brûle les lèvres : « Quand tout cela adviendra-t-il ? Quels seront les signes de tout cela ? »
On ne sait pas très bien ce qu’englobe l’expression « tout cela » qui reste assez mystérieuse. Elle peut faire référence à plusieurs évènements en lien avec le Temple de Jérusalem qui a été plusieurs fois profané ou détruit.
On peut aussi penser que l’évangile de Marc porte le souvenir de traditions apocalyptiques entretenues par des cercles enthousiastes qui attendaient un dénouement de l’histoire et le retour imminent de Jésus.
Des groupes qui étaient prêts à payer le prix du changement, fusse-t-il coûteux.
« Quand verrons-nous le monde ancien céder sa place à un monde nouveau » ? Voilà l’éternel soupir d’une création en proie à la violence.
Une violence pas toujours spectaculaire, mais une violence inscrite au coeur des rapports que les êtres vivants entretiennent entre eux. Une violence silencieuse, quotidienne, parfois intériorisée. « Quand verrons-nous le monde ancien céder sa place à un monde nouveau » ? Mais Jésus ne répond pas directement à la question de ses compagnons de route. Il énumère des évènements qui ne nous sont pas étrangers. Mais ce n’est pas le signe d’un changement radical.
Concernant l’avènement d’un monde nouveau, nous savons bien qu’aucun soulèvement et qu’aucune lutte n’ont jamais mis fin une fois pour toutes aux errances de nos sociétés et aux injustices qu’elles génèrent. Si nous aimons tant les « happy end » au cinéma, c’est parce que nous savons que nous ne pouvons pas mettre fin à la succession des évènements qui nous tombent dessus et décider de figer le monde dans un état de béatitude permanent.
Personne ne peut prétendre maîtriser le cours des choses. Personne ne connaît le fin mot de l’histoire. Que ce soit la sienne ou celle du reste du monde.
D’ailleurs l’histoire, qu’est-ce que c’est ? C’est une suite d’évènements que l’on interprète pour leur donner du sens et rendre l’incertitude supportable. Les aléas nous menacent, mais nous pouvons les relativiser en les replaçant dans une continuité et en ouvrant des portes sur l’avenir. Se dire que rien de ce qui arrive n’est la fin de notre histoire nous permet d’espérer au-delà de toute évidence. Mais l’avenir n’est pas maîtrisable. Tout anticiper n’est pas possible.
« Vous ne savez ni le jour, ni l’heure » nous prévient Jésus dans la suite de son discours. Prétendre pouvoir construire un univers idéal, c’est s’accrocher à une image du monde qui finira par en affronter une autre. C’est entretenir une vision qui fera la guerre à tout ce qui n’entre pas dans son champ.
Alors non, Jésus ne prédit pas la fin du monde tel que nous le connaissons avec ses ambivalences et ses zones grises, avec ses catastrophes et ses zones sinistrées. Il ne nous offre pas un happy end et une vie sans aspérités. Il est même conscient que son message créera des tensions et mettra ses héritiers en porte-à-faux avec la société qui les entoure.
Très bien, me direz-vous, mais ce n’est pas très folichon comme perspective. Rentrer chez soi avec cette douche froide de lucidité teintée de pessimisme, c’est un peu affligeant et vous avouerez qu’on ne vient tout de même pas au culte pour en sortir plus déprimé qu’on y est venu.
Mais vous noterez aussi au passage que Jésus ne se contente pas de prédire un avenir qui ressemble furieusement au présent. C’est-à-dire de ne rien prédire de radicalement différent que ce que nous connaissons déjà.
Il nous lance une invitation à rendre notre quotidien plus intense : « Veillez ! ». Non pas : « montez-vous la tête à chaque soubresaut de l’histoire » mais « Soyez des veilleurs au coeur d’un monde qui a perdu le goût de l’espérance et faites en sorte de rallumer la flamme qui l’éclaire ».
« Vous ne savez ni le jour, ni l’heure ». Mais ce n’est pas une raison pour vous endormir dans l’indifférence et céder à vos pulsions comme si plus rien d’autre ne comptait. Ce n’est pas non plus une raison pour tomber dans l’obsession fanatique du changement. « Vous ne savez ni le jour, ni l’heure ». Voilà donc une bonne raison d’investir votre présent.
Parce que croyez-le ou non, c’est dans votre actualité que quelque chose de décisif est à l’oeuvre. Le Royaume que Jésus a proclamé au tout début de son ministère ne relève peut-être pas de l’évidence. Néanmoins, il vous a rejoint, même si vous ne constatez pas de grand bouleversement. « Cette génération ne passera pas avant que des choses décisives ne surviennent ». Et même si vos Temples et vos institutions ne sont pas éternels, ce n’est pas si grave. Parce que Dieu s’est incarné au plus profond de vos vies. Votre humanité a été visitée et éclairée de l’intérieur. L’homme de Nazareth est venu pour vous guérir des peurs obsessionnelles qui assombrissent votre existence. Il vous a permis de croire que Dieu est le nom d’un amour qui vous veut tels que vous êtes et qui vous ouvre un avenir authentique, loin des parcours tout tracés et des voies sans issue.
Alors même si la marche du monde vous attriste, un horizon d’espérance se dessine. Non, il ne faut pas que le monde passe pour que la nouveauté advienne. Elle s’inscrit au coeur-même des choses qui passent comme une éternité à saisir à chaque instant.
Alors Veillez ! Soyez à l’affût de toutes ces petites ouvertures dans l’opacité de la nuit. Encouragez les rencontres qui font du bien, les gestes qui restaurent et les moments de détente où on peut cesser de se prendre au sérieux et sortir de nos crispations.
Veillez ! Vivez chaque jour comme si c’était le dernier. Car aucun jour et aucune heure ne sont perdus lorsqu’ils sont éclairés par l’amour qui vous est donné gratuitement.
Continuez à semer des graines d’espérance dans le terreau de vos vies. Prenez le risque de planter un petit pommier, même si ce geste vous paraît dérisoire. Qui peut savoir ? Peut-être donnera-t-il de beaux fruits ? Ils seront l’héritage que vous lèguerez à vos semblables.
Amen
Marianne Chappuis, 26.11.2023