Mauvaises fréquentations?

Prédication de Marianne Chappuis – 14 juillet 2024 – Collégiale de Neuchâtel
Texte: Marc 2, 13-17)

L’histoire de Lévi : où est le problème ?

D’un côté de ce récit, nous avons Lévi. Lévi, petit fonctionnaire préposé au service des douanes dans une Galilée opprimée économiquement par l’occupant romain. Lévi, petit employé un peu corrompu parce que c’est facile d’abuser de son petit pouvoir face à celles et ceux qui ont besoin de nous. Lévi pas très intègre, mais pas franchement méchant non plus. Lévi est comme toutes ces personnes qui tirent profit d’un système qui les englobe et les dépasse.

De l’autre côté de ce récit, il y a nous. Chrétiens du XXIème siècle, plutôt vertueux et bien intentionnés, biberonnés que nous avons été aux récits des évangiles. Nous avons été habitués dès notre plus jeune âge à voir en Jésus celui qui ouvre un espace de vie salutaire à toutes et tous. Armés de la vulgate du bon paroissien, nous nous tenons, droits comme la justice, aux côtés de ce Lévi qui ne paie pas de mine et face aux adversaires de Jésus qui passent pour des gardiens de la morale obtus et intolérants. Il convient de rester charitables. Car après tout, ce Lévi n’a peut-être pas bénéficié d’une bonne éducation, qui sait ?

Peut-être est-il tombé dans la médiocrité comme on tombe dans une flaque de boue parce que personne ne nous a appris à attacher les lacets de nos chaussures ?

Ce scandale pourrait être le nôtre !

Tout occupés à colorer de notre sensibilité les récits hérités de la tradition, nous voyons en face de nous un Jésus progressiste qui déploie sa fibre sociale dans les liens qu’il tisse avec les hommes et les femmes de son entourage. Mais ce que les bons Chrétiens que nous sommes ne mesurent pas forcément de prime abord, c’est que l’Évangile n’est jamais directement soluble dans l’air du temps. Il ne flatte pas nos certitudes pour mieux nous enfoncer dans nos oreillers de paresse. Il n’est pas là pour nous rassurer, mais bien pour nous secouer. Quand on vient le dimanche au culte, ce n’est pas pour somnoler, même si ça peut arriver, suivant le ton du prédicateur du jour. Le message de l’Évangile qui nous rejoint à travers les époques vient bousculer nos consciences tranquilles. Pas besoin de faire l’église buissonnière pour pratiquer le saut en parachute ou pour tester des manèges à sensations. La Parole qui veut nous rejoindre a le pouvoir de mettre notre vie sens dessus dessous, plus efficacement que n’importe quel sport extrême.

Lévi, ce n’est pas un brave type qui s’ignore. Lévi, même s’il n’en n’a pas l’air, c’est le nom de tout ce qui nous scandalise profondément.

Lévi, surtout s’il n’en n’a pas l’air, c’est un déni de justice, c’est un crime contre l’humanité, c’est une atteinte profonde aux droits fondamentaux de nos semblables. Parce que Lévi n’a l’air de rien, mais il est mine de rien le maillon d’un système qui peut broyer du jour au lendemain toutes celles et tous ceux qui lui sont devenus étrangers.

Lévi, c’est le regard de tous ceux qui nous ont méprisés, c’est la voix de toutes celles qui nous ont insultés, c’est l’ombre de tout ce qui semble menacer notre intégrité. Sans en avoir l’air, Lévi annonce les prémices de toutes les catastrophes humanitaires qui ont jalonné et traumatisé notre histoire. Parce que Lévi c’est celui qui, à son petit niveau, prolonge le travail de tout un édifice socio-politico- économique à la dérive et qui profite des avantages qui en découlent.

Peu importe que ce récit nous semble sortir d’une autre époque, peu importe l’évolution des mœurs entre alors et maintenant, peu importe l’écart entre les représentations du monde. Lévi c’est l’incarnation de ce qui provoque notre révolte et notre incompréhension devant les crimes impunis et les grâces imméritées.

De la nécessité de poser des limites

Notre actualité nous le rappelle continuellement, il faut parfois savoir s’opposer à ce qui vient mettre en péril la démocratie et les valeurs qui la portent. Nous avons patiemment œuvré à la construction d’un sens commun pour créer un monde qui soit un lieu d’épanouissement des libertés individuelles.Évidemment, ce travail de discernement collectif n’est jamais parfait. Il génère ses ratés, il n’est pas exempt d’ambiguïtés et il n’est pas la panacée pour guérir le corps social de toutes les injustices qui le gangrènent. Winston Churchill disait que la démocratie était le moins mauvais de tous les systèmes, pas le meilleur. Mais au moins, il offre un lieu où l’on peut débattre sur des bases communes.

Mais depuis un certain temps, ce modèle est en crise. Il est attaqué et contourné par de nouvelles manières de construire du récit collectif. Depuis quelques années, par le biais des réseaux sociaux, nous voyons apparaître un phénomène de cooptation inédit. Hors des hémicycles parlementaires, de nouvelles figures émergent. Des leaders qui s’autoproclament défenseurs du peuple. Des fabricants de paranoïa et des amplificateurs de frustrations qui proposent un nouveau rapport au monde, à travers des théories fantaisistes par lesquelles ils attisent la défiance de leurs fidèles envers les figures traditionnelles du pouvoir. Peu à peu, les pensées s’échauffent et les idées s’embrasent. On se décomplexe, on désigne des boucs-émissaires, on entonne les vieilles rengaines qui avaient pourtant été condamnées.

Un peu partout autour de nous, nous voyons ressurgir l’infréquentable à travers des postures caricaturales et indignes qui viennent hanter le débat public.

Alors il faut bien prendre distance, refuser la compromission, ne pas céder aux sirènes de la Realpolitik, sauf à vouloir y laisser son âme.

Lévi et les nouveaux organisateurs du chaos ont ceci de commun qu’ils participent, chacun différemment et à leur niveau, à la mise en péril des acquis sociaux et du vivre-ensemble.

Mais que faire alors de l’attitude de Jésus qui s’attable avec chacune et chacun sans distinction ?

Ne faut-il pas, parfois, refuser de côtoyer celles et ceux qui incarnent l’intolérance et le rejet ?

Vouloir le salut de l’humanité n’est-ce pas refuser de tolérer l’intolérance ? Le philosophe Karl Popper nous rend attentifs au fait que si nous ne défendons pas une société tolérante contre l’impact de l’intolérant, alors le tolérant sera détruit et la tolérance avec lui. Trop de tolérance tue la tolérance. Le même philosophe propose de considérer qu’un propos est intolérable à partir du moment où il exclut toute forme d’argumentation. Or, les théories du complot et autres élucubrations qui ne s’appuient sur rien de tangible ne peuvent précisément plus être contrée par des arguments fondés.

Loin de la complaisance, un accueil exigeant

Mais ne nous y trompons pas. La convivialité déployée par Jésus n’est pas une attitude de complaisance.

Il ne s’agit pas d’une tolérance molle et dénuée d’exigence. C’est Jésus qui a le dernier mot de cette histoire. Et c’est pour attirer notre attention sur le sens de son accueil. « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs ». Et c’est ce qui fait toute la différence.

D’abord parce que pour pouvoir partager la convivialité qui nous est offerte, il faut commencer par reconnaître en nous-même ce qui lui fait barrage.

Peu avant sa rencontre avec Lévi, Jésus avait déjà fait scandale une première fois en déclarant qu’il avait autorité pour pardonner les péchés, ce qui est une prérogative divine. Ce faisant, Jésus donne une interprétation décisive de cette notion de péché et il montre une fois pour toutes comment en être guéri. Les puissances du monde se trouvent privées de leur pouvoir de définir comment on doit se comporter pour être sauvés. Jésus rend caduques toutes nos tentatives de définir une fois pour toutes comment il faut vivre en société pour accéder au bonheur. En pardonnant les péchés, Jésus rend provisoires toutes nos définitions d’une vie bonne et conforme à sa vocation.

Pourquoi est-ce une bonne nouvelle ? Tout simplement parce que pardonner les péchés, c’est recevoir la personne telle qu’elle est, sans condition préalable. Et lui dire que son avenir est encore ouvert, malgré tout ce qui peut porter une ombre sur sa vie actuelle. Ouvrir l’avenir, c’est faire entrer autre chose dans le champ des possibles. Dire que nos errances ne sont pas le dernier mot de notre histoire. La situation actuelle de Lévi n’est pas décisive. Car une puissance de transformation est à l’œuvre dans sa vie et dans la vie de celles et ceux qui lui font face, parfois dans la violence et l’incompréhension.

Cette grâce du renouvellement qui nous est faite comporte sa part d’exigence. Il faut renoncer au caractère immuable de nos représentations et de nos institutions. Même avec les meilleures intentions, nous ne pouvons jamais prétendre instaurer un système parfait et susceptible de rendre justice à tout le monde.

Mais la relativité qui frappe nos réalisations ne nous condamne pas à être écrasés par les opinions et les vents contraires qui mettent en péril notre ambition de créer un espace de vie salutaire pour nos semblables.Parce que Jésus nous a montré la porte d’un Royaume dans lequel nous pouvons tisser de nouvelles relations et auquel celles et ceux qui se barricadent dans le rejet ne peuvent accéder. Pour pouvoir y entrer, pas besoin de montrer patte blanche. Mais passer son seuil revient à faire le saut de la confiance. C’est comme un saut en parachute, mais sans parachute.

Ça a l’air complètement dénué de bon sens. Mais tomber dans le Royaume, c’est un peu comme tomber amoureux. C’est une folie qui renverse le cours des choses et bouleverse la vie du tout au tout.

C’est une ouverture sans condition à une expérience qui vous donne le sentiment d’exister pleinement et d’être incomparablement vivant mais en réaménageant complètement l’espace de votre existence. Alors oui, on n’y va pas sans crainte et tremblement. Mais c’est la condition sine qua non, la seule, l’unique, pour pouvoir partager la table qui nous est dressée.

Mais cette crainte n’a rien à voir avec la peur qui paralyse, qui nous referme sur nous-mêmes et qui nous rend insensibles au sort de nos semblables. La frontière entre la crainte qui accompagne le saut dans la foi et la peur qui crée le repli est poreuse et facile à traverser.

C’est pour cela que Jésus n’a de cesse d’aller chercher celles et ceux qui se perdent et qui refusent d’entrer dans la dynamique de la confiance. Il les appelle sans cesse et nous donne pour mission de perpétuer cet appel autour de nous.

Une communauté nouvelle

Nous l’avons bien compris, il ne s’agit pas de s’accommoder de tout et de n’importe quoi, mais bien de faire résonner quelque chose de radicalement différent dans le concert plus ou moins harmonieux des voix qui s’élèvent autour de nous et aussi en nous.

Nous l’avons bien compris, les Chrétiens du XXIème siècle ne sont pas naïfs et inconsistants. Ils ne pratiquent pas l’angélisme et ne refusent pas de prendre position pour défendre la dignité humaine lorsque les circonstances l’exigent. Ce qui fait leur spécificité, c’est qu’ils et elles portent au cœur cette étincelle qui ravive l’espérance d’une humanité nouvelle et réconciliée, quelles que soit la tournure des évènements.

C’est ce que nous célébrons à chaque fois que nous faisons mémoire du repas instauré par Jésus. Jésus qui a fait don de sa vie pour le salut de toutes et tous. En nous rassemblant autour de cette table, nous disons aussi notre volonté de perpétuer l’appel qui est fait à tous les pécheurs pour les inviter à faire l’expérience de la commensalité qui transcende tous nos refus.

Afin que là où nous trouvons la haine, nous mettions l’amour. Que là où se trouve l’offense, nous mettions le pardon. Que là où grandit la discorde, nous fassions l’unité. Que là où séjourne l’erreur, nous mettions la vérité.

Amen