Le goût de l’hospitalité

Prédication de Marianne Chappuis et Micha Weiss — 18 août 2024 — Collégiale de Neuchâtel

 Texte: Lc 19,1- 10

Dialogue entre Marianne et Micha

Dis-moi, Micha… tu ne trouves pas qu’il en fait un peu trop ce Zachée?

Trop, c’est-à-dire?

Je parle de cet empressement à donner ses biens, ce côté fayot vis-à-vis de Jésus, cette joie qu’il affiche comme si sa vie était transformée…franchement, tu vois comment on pourrait prêcher sur cette histoire, toi ?

Je te trouve un peu cynique là! ça me surprend un peu. C’est la fatigue d’après-camp qui parle? ça t’a fait un coup de vieux?

Dis-donc, ce n’est pas parce que ton stage a été validé qu’il faut devenir insolent.

Bon d’accord. Peut-être que ma dernière remarque était de trop. Mais sérieusement! Il a énormément de potentiel ce texte, non?

Pas d’emblée, justement. Je vois bien que Jésus va manger chez tout le monde, y compris celles et ceux que personne n’aime. Et Zachée, le chef des collecteurs d’impôts: cet homme qui prélève les taxes qui saignent le peuple à blanc, c’est sûr que personne ne devait l’aimer.
Cette manière qu’avait Jésus de considérer les personnes indépendamment de leur statut social, de leurs actes bons ou mauvais et des casseroles qu’elles pouvaient traîner derrière elles est assez inspirant. Ça laisse espérer que personne n’est enfermé dans un destin figé et que l’avenir est ouvert.
Mais ce côté Chrétien modèle qui vend la moitié de ses biens et qui surcompense ses torts…franchement, n’est-ce pas un peu exagéré? Comme s’il fallait que la confiance produise des résultats. Cette obligation d’atteindre un objectif n’a rien à voir avec la grâce.
Le regard qu’offre Jésus restaure gratuitement la personne dans sa dignité profonde. Pourquoi Zachée revient-il à cette logique du donnant-donnant? Ce n’est pas la logique de l’Évangile, selon moi. L’Évangile vient perturber tous nos réflexes de pensée. Je dirais même que si la fin de cette histoire nous paraît facile à accepter, ce n’est pas normal. Et tu vois, ce happy end ne me parle pas. Le méchant qui se retourne comme une crêpe et qui devient gentil, ça nous infantilise pas un peu? Ça nous laisse croire que le monde est tout blanc ou tout noir.
L’histoire de Zachée, ça commence bien, mais ça finit mal. Pourquoi est-ce qu’il se croit obligé d’en faire des tonnes alors que Jésus lui a déjà montré qu’il était pardonné? Ça nous ramène à cette idée qu’il faut mériter son salut. Et qu’on n’en fait jamais assez pour rester du bon côté.

Excuse-moi, mais ta manière de lire ce texte me semble aussi un peu noir ou blanc. Je pense qu’il y a beaucoup plus de subtilité que ça dans ce passage.

Après 20 ans de ministère, il ferait beau voir que je n’aie pas compris la subtilité de quoi que soi!

Moi je pense que ces vieux textes, il faut parfois les lire avec des yeux neufs.

Crois ce que tu veux, mais l’Évangile ce n’est pas une niaiserie lénifiante qui flatte les égos et qui assoupit la conscience. L’Évangile, ça nous prend aux tripes! L’Évangile, ça nous sort de notre zone de confort! L’Évangile ça nous vide de nos certitudes et ça nous aide à évacuer de notre vie tout ce qui n’est pas essentiel. L’Évangile, ça dérange, et l’Évangile, ça libère!

Quelle rhétorique! On dirait un peu une pub pour un laxatif…

Moque-toi si tu veux. Je trouve que cette histoire racontée n’est pas un conte de fée. Jésus entre chez quelqu’un qui ne peut pas être aimé. Un oppresseur. Un abuseur. Le bras armé d’un système qui écrase les faibles. Ça nous oblige à réviser nos classiques, comme on dit. Parce que nous, on aimerait bien plutôt débarrasser le monde de ses ambiguïtés. On aimerait se défaire de celles et ceux qui trahissent le vivre ensemble et les retrancher de la surface du monde pour les oublier. Mais Jésus nous ouvre un autre chemin. Un chemin difficile. Un chemin d’Évangile.

J’ai jamais dit que cette histoire était un conte de fée. Mais je pense que cette histoire de Jésus avec Zachée, c’est une mine d’or. On peut encore creuser plus loin.

Vas-y alors, édifie-nous!

Avec plaisir! Moi il y a cette phrase de Jésus qui me frappe: «le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui est perdu». Mais il parle de qui en fait? On se dit vite que ceux qui sont perdus, c’est les autres. Mais et si c’était toi? Et si c’était moi? Et si c’était nous? Avant de considérer que les perdus c’est les autres, on pourrait se dire que nous aussi, on a besoin qu’on vienne nous chercher, nous sauver. En tant qu’être humain, peut-être parfois encore plus en tant que chrétien, on a cette fâcheuse tendance à se croire du bon côté de la barrière et qu’on peut juger les autres. C’est d’ailleurs ce que les gens qui sont témoins de cette scène font. Ils critiquent Jésus en disant: «Cet homme est allé loger chez un pécheur!» Mais face à Jésus, on doit encore et encore se laisser questionner!

Oui, bon ça, j’aurais pu le dire aussi.

On vit toutes et tous dans un monde un peu artificiel. On a l’impression de vivre dans un monde où on a tout sous contrôle. Mais le décor est en carton et en papier-mâché, et il peut se casser à n’importe quelle moment, tellement il tient à rien. Comme au théâtre, on endosse des rôles qu’on apprend et on nous en impose d’autres, qui sont parfois trop lourd à porter. On prend des décisions et ce sont pas toujours les bonnes. On a tellement de liberté aujourd’hui, mais les paroles de Paul continuent à résonner avec nos vies: «Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas!» En fin de compte, quand on regarde dans le rétroviseur de notre vie, on tire chacune et chacun un bilan mitigé et on se demande à quel moment on a raté le virage.

Tiens, c’est amusant, tu parles comme un vieux.

Il faut dire que cette année et demi, j’en ai côtoyé plus d’un! Comme tu l’as dit avant, Jésus voyait l’image de Dieu reflétée dans les yeux de chaque être humain. Il refusait de les ranger dans telle ou telle catégorie et il refusait de les juger en fonction de leur passé. Les repas étaient des moments qu’on ne partageait qu’avec certaines personnes (ce qui est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui). Mais lui, il va chez tout le monde. Il casse complètement nos marqueurs de frontière et notre logique des affinités.

Tu crois que c’est parce que Jésus était naïf? Et qu’il pensait que l’être humain est naturellement bon et que c’est la société qui le corrompt?
Ou alors tu penses que Jésus voulait plaire à tout le monde? Et se faire aimer des réprouvés répondait à son complexe du sauveur?

Non, Jésus savait bien que certaines personnes étaient profondément corrompues. Et il ne leur cherchait pas d’excuses. Il ne cherchait pas non plus à plaire à tout prix, au contraire! Il n’aurait sûrement pas fini sur une croix. Mais il nous interroge et nous enseigne sur ce qui est au cœur de notre existence. Est-ce qu’on cherche à correspondre aux critères extérieurs à nous, qui sont imposés par le monde qui nous entoure? Ou est-ce qu’on se laisse appeler, déranger, déplacer par le Dieu de Jésus? Ce Dieu qui nous a créés et qui veut entrer en relation avec chacune et chacun de nous? Est-ce que je me laisse former par un monde qui me dit «Tu ne seras jamais assez» ou par un Dieu qui dit que je suis aimé dans ce que je suis? Le Dieu de Jésus ne nous écrase pas et ne nous rend pas plus petit. Au contraire, il nous relève et il nous transforme vers une vie en plénitude, un avenir qu’on n’arrive pas à s’imaginer tellement il est beau.

C’est beau! Bravo. Mais tu oublies de dire que c’est quand-même exigeant. Jésus s’invite chez Zachée. Sa présence est un cadeau. Mais c’est aussi un défi. Il faut sortir de sa zone de confort. Admettre que ce sur quoi on se repose est souvent du vent. Lâcher ses fiertés et son orgueil. C’est quand même plus facile de chercher l’intégration et la reconnaissance dans le monde plutôt que de marcher sur le chemin de la confiance que nous montre Jésus. C’est un chemin difficile, parce qu’il n’est pas balisé. On prend le risque de tomber à chaque pas parce que la lumière de l’espérance est une petite flamme qui risque de s’éteindre à chaque tempête. Et on n’a aucune certitude sur où on va. Suivre Jésus, c’est accepter d’avoir besoin d’un autre regard sur soi. Un autre regard que celui qu’on pose habituellement sur nous et qu’on a si bien intériorisé.

Oui, suivre Jésus implique un changement profond. Suivre Jésus transforme nos habitudes de pensée et d’agir. Suivre Jésus nous apprend le courage d’être critique par rapport à la culture ambiante, mais aussi par rapport à nous-mêmes. Suivre Jésus nous rend finalement plus aimant, vis-à-vis des autres, mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes. Parce qu’il nous fait sortir de l’estime de soi pour nous faire aller dans l’autocompassion.

Tu peux développer?

L’estime de soi, il se nourrit du besoin d’être spécial, d’être meilleur. Et pour être spécial ou meilleur, on doit se comparer aux autres. C’est un narcissisme épuisant qu’on vit chacune et chacun d’une manière ou d’une autre, moi le premier!
L’autocompassion, c’est le contraire: c’est l’intériorisation d’un regard d’amour. Je peux accepter mes failles et mes fragilités tout en me sentant digne d’être aimé. En fait, c’est même le début de toute transformation. Et je peux le dire avec assurance: tout le monde a besoin de faire cette expérience. Pas seulement Zachée et celles et ceux qu’il représente. Mais toi et moi et toutes les personnes ici présentes. Nous avons chacune et chacun besoin que Jésus vienne nous chercher et nous sauver. Nous chercher et nous sauver de notre tendance à désespérer de nous-mêmes et à instrumentaliser les autres pour avoir des preuves de notre valeur.

Très bien docteur Freud. Mais ça ne nous dit toujours pas pourquoi Zachée se sent obligé de se comporter de manière exemplaire. Est-ce que son attitude ne contredit pas tout ce que tu viens de dire?

Non. Parce que Zachée, il cherche pas à accomplir une prouesse en donnant ses biens. Son attitude montre simplement qu’il a été profondément touché, bouleversé et transformé de l’intérieur par Jésus. Bien sûr que ça a changé son regard sur ses priorités. Parce que le regard de Jésus change profondément mon regard sur ma vie, et mon regard sur moi-même.

Jésus vient chercher et sauver celles et ceux qui sont perdu-e-s, c’est-à-dire nous aussi, pas seulement Zachée. Il pose son regard d’amour sur nous et il souhaite s’inviter chez chacune et chacun de nous. Quand il s’agit de boire et de manger, Jésus est toujours au rendez-vous. Un théologien disait: «Dans l’Évangile de Luc, Jésus est en train d’aller à un repas, il est à un repas ou il repart d’un repas» (Robert. J. Karris). En tant que Neuchâtelois, on aime beaucoup ce Jésus-là non? Parce que ce côté bon vivant coule dans nos veines. Quand Jésus s’invite chez nous, quand il s’invite pour manger, boire et vivre avec nous, on commence à être transformé. Et le désir grandit en nous de répondre à cette hospitalité reçue en pratiquant l’hospitalité nous-mêmes, comme Zachée l’a vécu.

Vivre l’hospitalité de Jésus, c’est voir l’inconnu devenir notre prochain, et notre prochain un membre de la famille de Dieu. Pratiquer cette hospitalité, c’est refuser de catégoriser les personnes pour les voir comme Dieu les voit. Le mot «hospitalité» en grec est «philoxenia», c’est-à-dire l’amour de l’étranger. C’est l’absolu contraire de la «xénophobie», la peur et le mépris de l’autre.

L’hospitalité, c’est une attitude que Dieu fait grandir en nous — celle qui caractérise l’être même de Dieu, entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et nous: accueil, invitation, affection, générosité, provision, sécurité, communication, repos, besoins assouvis, plaisir et joie.
Mais finalement, vivre l’hospitalité, ça peut être une pratique super concrète: inviter des personnes chez nous pour manger ou pour boire un café, ou un verre: voisine ou voisin, inconnu, famille, des proches et moins proches, une paroissienne/un paroissien, la personne à côté de vous. Bref, les personnes que Dieu met sur votre route.

Ce qui est génial avec cette pratique de l’hospitalité, c’est que c’est quelque chose qu’on fait déjà — on prend déjà des repas, et ça demande juste de planifier certains d’entre eux un peu différemment. L’autre avantage de cette pratique, c’est que tout le monde peut la vivre! Pas besoin de qualifications ou de diplômes, pas besoin d’un grand salon ou d’un jardin comme Zachée devait avoir, pas même besoin d’être un cuisinier talentueux. Au pire, on peut commander une pizza. Tout ce dont on a besoin, c’est d’une table, et ça ne doit même pas nécessairement être la nôtre.

Vu sous cet angle, ça me parle. Zachée n’est pas en train d’essayer de mériter son salut. Il a été accueilli, alors il peut à son tour donner. Son geste ne lui demande pas un effort particulier. Il a changé d’optique. Il sait où est l’essentiel. Il garde ce qu’il lui faut pour vivre et il se dessaisit du reste. Il a découvert l’hospitalité qui fait vivre et il a décidé à son tour, de s’ouvrir aux autres pour que la vie circule.

Amen/Amen