«Cultiver ce qui est juste»

Prédication donnée dans le cadre du culte d’ouverture de la campagne d’automne pour Terre Nouvelle – Marianne Chappuis – 22 septembre 2024

Texte: Marc 2, 23-28

Une histoire qui se répète ?

Il y a 2000 ans, une poignée d’hommes arrachent des épis dans un champ de blé. Cela leur est interdit, car c’est un jour spécial, un jour pour refaire le lien avec Dieu, avec ses semblables et avec toute la Création. Et le travail agricole fait partie des activités qui ne sont pas autorisées ce jour-là. Car le Sabbat est un jour à part pour penser la vocation humaine au cœur du monde. Comment faire de ce jour un temps propice à la construction d’un monde salutaire pour toutes et tous ? D’une époque à l’autre, des règles se sont multipliées pour encadrer ce temps spécial. Il fallait éviter que chacune et chacun puisse vivre ce moment de restructuration et de communion à sa guise.

Le Sabbat est en lien profond avec la question du sens de la vie humaine. Et il faut que cette question puisse être vécue dans une unité de pratique, signe d’un consensus social en la matière. Il en va du vivre ensemble et du sens commun. Pourtant, les disciples de Jésus ont faim. Et ce n’est pas parce qu’ils ont oublié leur casse-croûte pour la route, non. A cette époque, dans cette région de l’empire romain qu’était la Galilée, de nombreuses personnes vivaient sous le seuil de pauvreté. La faute à un système de taxes devenu trop complexe et pesant. La logique impériale était tellement rigide et englobante qu’elle ne permettait pas de penser aux conditions de vie des gens des provinces éloignées et de s’adapter à leurs besoins. En même temps, la paix romaine était censée assurée une stabilité et une sécurité aux régions de l’empire en empêchant les guerres entre les territoires administrés.

2024, une poignée de femmes récoltent le produit de leur champ. Mais elles ne savent pas si elles pourront continuer à vivre du rendement de leur terre. Les semences sont devenues trop chères. La faute à un système de spéculation devenu trop complexe qui a fait monter les prix. Bientôt, seuls les très grands acteurs du marché agroalimentaire pourront y avoir accès. Les paysannes qui s’affairent sous un soleil de plomb se demandent comment elles vont bien pouvoir subsister dans un avenir proche. Qui plus est, de nombreuses variétés de plantes ont disparu.

Elles ont été supplantées par des espèces plus robustes qui nécessitent un emploi abondant de pesticides qui mettent en danger la santé des agriculteurs. Mais cette situation semble être imposée par une sorte de nécessité. L’augmentation de la population mondiale rend urgent le déploiement de moyens colossaux pour produire des matières premières résistantes à grande échelle. Et les législations s’adaptent pour offrir un cadre et une légitimation à cette culture intensive.

Des lois pour favoriser la justice ?

Dans un cas comme dans l’autre, quelque chose cloche. Dans un cas comme dans l’autre, il y a de bonnes intentions au départ. Dans un cas comme dans l’autre, à une époque comme à une autre, il s’agit d’offrir des conditions de vie dignes à tout un chacun. De promouvoir la sécurité civile ou alimentaire, la paix et la cohésion sociale. Mais le constat est sans appel : dans un cas comme dans l’autre, hier comme aujourd’hui, des personnes se retrouvent privées de l’essentiel et leurs besoins primaires ne sont pas satisfaits.

Pourtant, à priori, rien ne nous autorise à comparer ces différentes situations qui concernent des époques différentes. D’un côté, nous avons un empire militaire qui fait régner une paix relative par la guerre et l’annexion des territoires conquis. De l’autre, nous voyons une économie mondialisée qui veut favoriser la création de richesses par la dérégulation du marché.

Pour ce qui est de la vie en société, à priori, pas de quoi trouver des points communs non plus entre hier et aujourd’hui. Jésus et ses disciples vivaient dans un monde antique, fortement hiérarchisé, où l’intérêt général primait les intérêts individuels. Une société dans laquelle la très grande codification du Sabbat permettait le contrôle des comportements, afin d’éviter que le sens commun soit sacrifié aux aspirations individuelles.

De notre côté, nous évoluons dans une société moderne, championne du bien-être, qui vise principalement l’épanouissement personnel. Un monde qui considère volontiers que bonheur est la somme des intérêts individuels. Et qui adopte tout naturellement des lois qui permettrons à ces mêmes intérêts de ne pas se marcher sur les pieds les uns des autres.

Mais dans chaque cas, le point commun, c’est qu’on veut toujours construire le meilleur des mondes possibles. On pose des principes, on met des choses en place…et on peine à transformer l’essai. C’est comme si un malin génie s’échinait à lancer des grains de sables dans les machines bien rôdées de nos organisations sociales. C’est comme si nos lois et nos règlements étaient finalement incapables d’être les balises du chemin qui mène à la justice.

Et vous aurez noté que plus le système est complexe et plus il finit par engendrer le contraire de ce qu’il est censé promouvoir.

Piéger la transcendance…

D’une époque à l’autre, nous avons toujours eu besoin de nous raccrocher à des principes qui transcendent les incertitudes et les aléas du quotidien. Des croyances qui permettent de donner un sens et un horizon à notre vie dans un monde en perpétuelle mutation. Des représentations qui demeurent et qui se transmettent dans un univers où tout passe. Notre besoin de transcendance imprègne tous nos efforts pour encadrer notre vie en société, pour réguler nos productions et nos échanges et pour organiser nos diverses activités. Tout prend place dans un ordre censé garantir stabilité et pérennité à nos modes de vie. À tel point qu’au bout du compte, nous avons l’impression de vivre dans un monde agencé de toute éternité et qu’aucun modèle alternatif n’est plus envisageable. Un monde qui se referme sur lui-même et qui n’admet pas qu’on interroge les critères de son fonctionnement. Il est extrêmement difficile de renoncer à une vision du réel lorsque celle-ci est devenue dominante et complexe. On le voit avec tous les problèmes liés à la dégradation du climat. On reconnaît l’urgence à sortir de la crise écologique sans précédent que traverse notre époque. Mais à l’heure de mettre en place des solutions concrètes à grande échelle, les dirigeants de nos sociétés semblent paralysés par la perspective de créer un déséquilibre dans une organisation qui repose sur des bases pluridécennales et qui met en jeu des acteurs nombreux et puissants. Nos systèmes sont blindés, ils nous semblent indépassables et de fait, capables de résister à tous les déluges potentiels qui viendraient s’abattre sur eux. Nous avons piégé la transcendance dans nos filets.

Bien sûr, à l’intérieur de nos structures, nous faisons des ajustements. Notamment pour tout ce qui concerne la sécurité alimentaire. Mais il y a aussi une foule de choses que l’on peine à influencer, tant la logique qui sous-tend nos modes de vie est ancrée et sclérosée. Il y a les conditions de production qui laissent les petits paysans sur le carreau. Mais aussi la transformation des matières premières en aliments prêts à consommer qui génère un véritable problème de santé publique. Vous vous souvenez peut-être du film L’aile ou la cuisse avec Coluche et Louis de Funès qui, dans les années 70 déjà, dénonçait les excès de l’industrie agroalimentaire et les dangers qu’elle amenait jusque dans nos assiettes. Il y avait notamment cette scène culte où on voit les deux protagonistes principaux visiter une usine dans laquelle on produit des œufs carrés plus faciles à mettre en boîte et de la viande fabriquée à base de pétrole.

Au-delà de la caricature, ce film nous rappelle que lorsque le système s’emballe, c’est toute l’humanité qui est impactée.

…ou la laisser s’incarner ?

Nous l’avons entendu, le SECAAR porte des projets humanitaires en Afrique en voulant promouvoir un développement holistique. Qu’est-ce qui distingue le développement holistique d’autres types d’objectifs de développement ?

Qu’est-ce qui change, par exemple, avec les objectifs de développement durables des Nations Unies qui posent les conditions pour éradiquer la pauvreté, protéger la planète et promouvoir la paix et la prospérité ? Car à chaque fois, il s’agit d’offrir des conditions de vie digne, de garantir l’accès aux terres pour les paysans des pays en voie de développement, de favoriser l’éducation et encore bien d’autres choses. Ce qui change, c’est, je cite «la prise en compte de la spiritualité de la nature humaine dans sa quête permanente de sens, d’espoir, de libération et d’épanouissement intégral ». Il s’agit de considérer l’être humain dans son lien avec ses semblables, son environnement, mais aussi dans son rapport à la transcendance.

Il ne s’agit pas d’imposer le Dieu de Jésus-Christ comme une référence obligée qui viendrait surplomber nos réalités sociales. Mais le développement holistique implique un rapport à la transcendance. Il permet de prendre conscience de cette fameuse transcendance qui sous-tend toutes nos recherches de stabilité et d’équilibre. Mais plutôt que d’enfermer cette transcendance dans nos représentations, nous sommes invités à nous laisser rencontrer par elle. Car cette transcendance n’est pas une instance qui nous surplombe et qui nous impose sa vérité d’en haut.

Comme dans le texte de l’évangile de Marc que nous avons lu, il s’agit de remettre l’être humain au centre de nos préoccupations. « Le Sabbat est fait pour l’être humain ». Les disciples ont faim. Si respecter le Sabbat veut dire laisser mourir des personnes de faim, alors il faut revoir sa copie. Dans le poème de la Genèse, le Sabbat est institué après que l’être humain ait été considéré par un Dieu qui vit que cela était bon. Le moteur de la Création, c’est une bénédiction. L’être humain et le monde qui l’entoure sont les porteurs d’une promesse de vie digne et heureuse. Comme l’écrit le théologien Rudolph Pesch : « on n’interprète pas correctement le commandement du Sabbat si l’on suit une interprétation religieuse qui s’articule sur l’intérêt de Dieu, mais bien si l’on adopte une interprétation humaine qui reconnaît l’intérêt de Dieu dans le salut de l’être humain ».

Le Sabbat apparaît alors comme un temps pour refaire alliance avec le Dieu qui transcende toutes les époques et tous les aléas pour nous dire encore et encore que notre vie est une bonne chose.

Dieu se laisse expérimenter à travers cette force de créativité et de libération qui veut œuvrer avec nous pour que la vie, la nôtre et celle de nos semblables, soit digne d’être vécue.

Le Sabbat est institué pour l’être humain. Nous n’avons pas à nous insérer coûte que coûte dans un ordre du monde décidé de toute éternité. Ce qui est célébré, ce n’est pas une Création achevée une fois pour toutes et qu’il faudrait maintenir en l’état en se contentant de tailler les haies et d’arracher les mauvaises herbes. Le Sabbat est un temps qui ne sert pas seulement à conserver, mais à innover, en se demandant sans cesse si, dans telle ou telle situation, les conditions de la vie bonne sont réunies. Le Sabbat est un temps pour devenir créatifs au sein de la Création et pour oser sortir des arguments de la nécessité. Pour réinventer de nouvelles manières d’être au monde. Et de développer une nouvelle solidarité qui nous donne le courage de déconstruire nos lois pour que règne la justice.

Nous ne pouvons pas penser la transcendance et le dépassement des contingences sans remettre l’être humain au centre de nos préoccupations. C’est ainsi que s’est fait connaître le Dieu de Jésus-Christ.

Amen