Biodiversité – don de Dieu

Prédication de Pierre Bühler — 1er septembre 2024 — Collégiale de Neuchâtel

Textes: Juges 9,7-15 et Marc 10,41-45

Chère communauté réunie en cette Collégiale,

Le texte biblique pour la prédication d’aujourd’hui, c’est le passage tiré du livre des Juges que nous venons d’entendre. Le livre des Juges traite d’une période assez sombre de l’histoire d’Israël, entre le temps de Josué et celui des premiers rois d’Israël, Saul et David. C’est une période de violences, d’affrontements sanglants entre des pouvoirs rivaux, et il nous faut brièvement évoquer ce contexte pour bien comprendre notre passage, cette parabole de Yotam. À cette époque, dans le Nord d’Israël, ce sont des clans familiaux qui gèrent les affaires publiques, régnant sur les vallées et les villes, un peu comme du temps des Waldstätten en Suisse. Parmi ces clans, il y a celui des 70 fils de Gédéon, 70 fils que ce juge célèbre aurait eus avec ses femmes et ses concubines. Mais un autre fils, extraconjugal, lui, Abimélék, veut régner seul et, avec l’appui des chefs de clan de la ville de Sichem, il fait tuer ses 70 frères. Un seul toutefois échappe au massacre, parce qu’il a pu se cacher, le petit dernier des 70, appelé Yotam. Il doit urgemment s’enfuir, mais auparavant, il veut avertir les gens de Sichem des risques qu’ils courent, et il le fait à l’aide de sa parabole des arbres:
Imaginez, dit-il aux gens de Sichem, imaginez que les arbres voulaient se donner un roi. Mais ce n’est pas si simple: les arbres sollicités déclinent la demande, avec la contre-question: pourquoi est-ce que j’irais m’agiter au-dessus des arbres? Le verbe hébreu traduit ici par «s’agiter» signifie surtout «chanceler», «tituber», «tanguer», un peu comme les ivrognes. Est-ce que les arbres craignent d’être enivrés, saoulés, drogués par le pouvoir?

Ce qui est intéressant, c’est qu’ils opposent à cette agitation stérile leur fertilité, la douceur et la richesse de leurs fruits: est-ce que je renoncerais à mon huile appréciée par tous?, dit l’olivier; est-ce que je renoncerais à mes figues si douces?, répond le figuier; est-ce que je renoncerais à mon vin qui réjouit le cœur des dieux et des hommes?, s’exclame la vigne. Beau témoignage de biodiversité: huile, figues, vin, pourquoi sacrifier toute cette richesse? Les arbres se sentent bien dans ce qui fait leur fécondité naturelle. Finalement, le seul arbre prêt à envisager la fonction de roi au-dessus des autres, c’est l’arbre stérile, qui ne produit rien, le buisson d’épines. Et tout de suite, il pose ses conditions, soupçonnant un manque de loyauté. Si vous me reconnaissez loyalement, «venez vous abriter sous mon ombre». Et quelle ombre que celle d’un buisson d’épines, n’est-ce pas! Qui voudrait bien se mettre à l’ombre d’un buisson d’épines? Mais surtout, s’il devait y avoir un manque de loyauté, le buisson d’épines se fait alors menaçant: «un feu sortira du buisson d’épines et il dévorera même les grands cèdres du Liban».

La suite de l’histoire d’Abimélék va montrer que Yotam avait prédit juste: suite à des dissensions entre Abimélék et la ville de Sichem, Abimélék va la détruire de fond en comble. Le pouvoir imbu de lui-même tue: du buisson d’épines jaillit un feu qui dévore la vie.

En contraste, les trois autres arbres, l’olivier, le figuier et la vigne, cohabitent paisiblement, chacun produisant ce qu’il a à produire, aucun ne souhaitant s’agiter au-dessus des autres pour régner. Ils s’acceptent l’un l’autre, reconnaissant leurs fertilités respectives, sans rivalité, sans lutte.

Ils sont ainsi à l’image de ce que l’association œco des «Eglises pour l’environnement» appellent une «biodiversité — don de Dieu». Cela se manifeste dans les récits de la création, au début de la Bible: Dieu crée une multitude d’êtres vivants, dans le ciel, dans l’eau et sur la terre. Il veut sa création plurielle, riche de différences infinies. Et c’est ainsi aussi qu’il veut la préserver, non comme une création uniforme et monotone, mais bien plutôt multiple et variée. Raison pour laquelle il exhorte l’être humain, selon Gen 2,15, à garder et cultiver le jardin. Il fait de l’être humain un jardinier responsable, au service de la richesse de la création. Cela présuppose la conscience d’être une créature parmi d’autres, appartenant ensemble au même projet créatif de Dieu. Mais cela présuppose aussi que nous devons reconnaître notre fragilité, liée à notre condition de créature. Comme tous les autres êtres vivants, nous sommes des êtres non pas infinis, mais finis, mortels. Cette condition nous angoisse, nous aimerions tellement être maîtres des choses, être au-dessus, et non pas simplement parmi, pouvoir nous affirmer supérieurs aux autres, nous démarquer plutôt qu’être à égalité avec les autres.

C’est ce qui s’est passé avec le premier récit de la création: la tâche d’être des gérants responsables devant Dieu est devenue une maîtrise, une possession, et donc aussi une exploitation qui épuise les richesses de la terre, qui étouffe peu à peu la belle biodiversité de la création. Mais par-là même, nous devenons des buissons d’épines, des rois tyranniques des créatures asservies. Et nous créons des clivages, des hiérarchies, et suscitons une spirale d’affrontements, et finalement de guerres.

Avec son humour décapant, l’humoriste Coluche avait illustré les conséquences néfastes de ces clivages parmi les humains. Dans le sens d’une belle biodiversité voulue par Dieu, il commence par dire: «Dieu a dit: ʺIl y aura des hommes blancs, il y aura des hommes noirs, il y aura des hommes jaunes, il y aura des hommes grands, il y aura des hommes petits, il y aura des hommes beaux, il y aura des hommes moches et tous seront égaux, mais ça ne sera pas facile!ʺ» Dieu veut donc la biodiversité des êtres humains. Toutefois les différences rendent l’égalité difficile, car elles suscitent des clivages. C’est ce qu’exprime Coluche en ajoutant: «Et puis Dieu a dit: ʺIl y en aura même qui seront noirs, petits et moches, et pour eux ça sera très dur!ʺ»
Nous savons combien les clivages, notamment celui de la couleur de la peau, suscitent des tensions. Mais pourquoi en serait-il forcément ainsi? Pourquoi y a-t-il des inégalités de statut et de valeur entre les grands et les petits, entre les beaux et les moches, entre les noirs, les jaunes et les blancs, entre les pauvres et les riches, entre les Suisses et les immigrés? Pourquoi ce qui nous sépare effacerait toujours ce qui nous unit? Ce qui nous unit, c’est cette condition humaine, dans toutes nos différences. Un slogan luttant contre le racisme dit: «Tous différents — tous égaux!», et c’est sans doute le grand défi de la biodiversité. Dès que la différence supprime l’égalité, la biodiversité est menacée, car les clivages polarisent, excluent, rejettent ce qui ne convient pas à leurs schémas et leurs raccourcis.

Dans le sens de notre parabole, une philosophe française, Corine Pelluchon, souligne que, malgré tout ce qui nous menace, nous restons encore toujours pris dans un schéma de domination: nous voulons maîtriser, et donc posséder, pour toujours plus de croissance, toujours plus de profit et de rendement, sans tenir compte de la fragilité, de la vulnérabilité de notre environnement, dont nous sommes pourtant dépendants. Nous nous menaçons donc nous-mêmes. Ainsi, non satisfaits de conquérir la surface terrestre, on prévoit maintenant d’exploiter les richesses des fonds marins, avec des machines sous-marines monstrueuses. Nos autorités fédérales veulent baisser l’aide humanitaire pour renforcer l’armée. Et imaginez un peu les destructions de la biodiversité humaine, animale et végétale que suscitent les luttes de domination en Ukraine, au Soudan ou à Gaza!

Comme Yotam oppose au buisson d’épines l’olivier, le figuier et la vigne, Corine Pelluchon oppose à ce schéma de la domination ce qu’elle appelle le schéma de la considération, du respect. Cela exige, souligne-t-elle, une grande humilité: nous devons nous reconnaître nous-mêmes fragiles, vulnérables, finis, et accepter que le monde de la vie auquel nous appartenons nous est confié, avec ses limites, que nous sommes appelés à respecter. L’avenir des humains, l’avenir de la planète, l’avenir de la biodiversité dépendra de ce changement de schéma, de la domination à la considération. Mais, nous dit Yotam, sur ce cheminement d’humilité, il n’y a pas que la résignation, il y a aussi la promesse de l’huile, des figues et du vin, la promesse d’une fertilité renouvelée.

En un certain sens, le passage de l’évangile de Marc que nous avons entendu tout à l’heure rejoint cette transformation: pour contrer les désirs de grandeur de ses disciples, Jésus oppose à la domination des chefs des nations le service des petits: «si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur», comme l’a été aussi le Fils de l’homme, qui n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, en donnant sa vie.

Jésus rejoint ainsi Yotam, le petit dernier des 70 fils de Gédéon, célébrant avec lui l’olivier, le figuier et la vigne, plutôt que le buisson d’épines.

Amen.