Prédication d’Isabelle Ott-Baechler – Collégiale – 3 novembre 2024
Évangile selon Matthieu 5, 43 à 45
Pour les croyants juifs, aimer Dieu et son prochain n’a rien d’extraordinaire. Toutefois, ayons à l’esprit que, pour eux, l’amour concerne les membres de leur communauté.
L’appel de Matthieu au chapitre 5 de son évangile étend les destinataires de l’amour à d’autres personnes:
«Vous avez appris qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain comme toi-même et tu haïras ton ennemi[1]. Moi je vous dis: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes.»
Lettre à Philémon, versets 8 à 16
L’apôtre Paul est prisonnier à Éphèse en raison de son annonce de l’Évangile.
Philémon est un collaborateur de Paul. À Colosse où il habite, il jouit d’une certaine position sociale puisqu’il possède au moins un esclave appelé Onésime, et une maison assez grande pour accueillir la communauté des croyants en Jésus.
De sa prison, Paul lui adresse une très courte lettre à propos d’Onésime qui a fui son maître et est devenu chrétien auprès de l’apôtre. Voici la requête du prisonnier à Philémon :
« Bien que j’aie, en Christ, toute liberté de te prescrire ton devoir, c’est de préférence au nom de l’amour que je t’adresse une requête. Oui, moi Paul qui suis un vieillard, moi qui suis maintenant prisonnier à cause de Jésus-Christ, je te prie pour mon enfant, celui que j’ai engendré en prison, Onésime qui, jadis, t’a été inutile et qui, maintenant, nous est utile, à toi comme à moi. Je te le renvoie, lui qui est comme mon propre cœur. Je l’aurais volontiers gardé auprès de moi, afin qu’il me serve à ta place, dans la prison où je suis à cause de l’Evangile ; mais je n’ai rien voulu faire sans ton accord, afin que ce bienfait n’ait pas l’air forcé, mais qu’il vienne de ton bon gré.
Peut-être Onésime n’a-t-il été séparé de toi pour un temps qu’afin de t’être rendu pour l’éternité, non plus comme un esclave, mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien aimé, de moi particulièrement, et de toi à plus forte raison, soit dans la chair, soit dans le Seigneur.»
Une réalité brutale
Paul est privé de toutes possibilités d’actions. Prisonnier à cause du Christ. Prisonnier de son grand âge – 50 ans, c’est vieux dans l’Antiquité – l’apôtre est réduit à l’impuissance.
Onésime ? Un esclave qui a pris le risque de fuir son maître. Dans l’Empire romain, la condition d’esclave n’est pas comparable à celle des Africains dans les Amériques coloniales. Onésime n’est pas considéré comme un esclave par nature. La principale source de l’esclavage était la piraterie et les guerres internes au monde gréco-romain. Tout le monde pouvait devenir esclave.
Sur le plan juridique, l’esclave est une chose. Il n’a quasi aucun droit et dépend entièrement des dispositions de son maître ; maître qui lui a le droit de vie et de mort sur toute la maisonnée. Pour un même délit, l’homme libre sera puni moins sévèrement qu’un esclave. Au 1er siècle, la fuite d’un esclave est considérée comme un crime grave, méritant de sévères sanctions jusqu’à la mise à mort par crucifixion.
Onésime réfugié auprès de Paul, lui rend de multiples services. Les prisonniers dépendaient de leur entourage pour leur subsistance comme aujourd’hui dans certaines prisons d’Amérique latine.
Paul et Onésime se retrouvent au plus bas de l’échelle sociale. La vie ne leur fait pas de cadeau. La réalité est brutale.
Une rencontre transformatrice
Si vous avez la curiosité de lire cette courte lettre de 25 versets, la plus courte de l’apôtre, vous n’y trouverez aucune lamentation. Ni position victimaire. Au contraire : dynamisme, gratitude, joie.
Paul découvre qu’au creux d’une fragilité qui l’entrave grandement réside une force, une puissance. Un prisonnier vieillissant, un esclave considéré comme un moins que rien : une rencontre transformatrice pour les deux. De leur insignifiance, Dieu fait des existences nouvelles. L’ordre ancien reposait sur la hiérarchie du maître et de l’esclave, de l’enseignant et du disciple…L’ordre nouveau, celui de l’Évangile, instaure des relations de réciprocité et de fraternité. Paul voit en Onésime « mieux qu’un esclave, un frère bien aimé » donné par Dieu. Il prie son collaborateur et la communauté de l’accueillir comme tel.
Pensez à ces rencontres marquantes qui ont transformés votre vie, n’est-ce-pas quand nous sommes capables d’accepter notre vulnérabilité qu’elles se produisent ?
Rencontre vient du vieux français « encontre » quand on heurte quelqu’un sur son chemin. En rencontrant l’autre, d’un individu, je deviens une personne, je deviens quelqu’un. La rencontre véritable s’apprend, car elle est forcément inquiétante. Elle ouvre sur l’inconnu. Elle amène au changement. Elle appelle à surmonter l’inconfort que procure le mystère de l’autre, ce qui chez l’autre nous déroute ou nous rebute. « Sans altérité, ce qui est étranger à mon monde, mon cerveau, ma biologie et mon âme dysfonctionnent » constate le philosophe musulman Abdenour Bidar.
Dans sa lettre, Paul propose un autre regard sur cette affaire. La main de Dieu est à l’œuvre dans la fuite et le retour d’Onésime. « Un mal pour un bien » dit la sagesse populaire ! Cette situation négative au départ, Dieu en fait une création nouvelle sous le sceau de la réciprocité. En concourant au bien d’Onésime, Philémon et la communauté concourent à leur propre bien.
Quand maître et esclave se réfèrent au Maître suprême, le maître choisit de limiter son pouvoir. Le travail de l’esclave n’est plus servitude, mais service.
Un message subversif
Cette lettre à Philémon est un véritable bijou. Au 1er siècle, le christianisme se construit. Un véritable laboratoire ! La pensée chrétienne et la pratique de la foi s’ébauchent. La jeune communauté de Colosse se trouve devant un dilemme : entre le respect des lois de l’Empire et l’obéissance à l’Evangile, quel chemin emprunter ?Pour être fidèle au message du Ressuscité faudrait-il s’insurger contre l’esclavage ?
La communauté qui se réunit chez Philémon est de petite taille, insignifiante dans l’immense Empire. Sans compter que l’économie de la société romaine repose quasi entièrement sur l’esclavage. Que faire devant cette cruelle réalité ?
Entre bienséance et bienveillance de façade, Paul trace une voie originale. Non pas améliorer son comportement, non pas changer la structure sociale ou du droit, mais un bouleversement du cœur : considérer l’esclave Onésime comme un frère bien-aimé.
Privilégiant la personne plutôt que le statut, l’audace de l’apôtre fut un ferment transformateur dans l’Empire romain.Ce modèle de société avant-gardiste provoqua des débats et des tensions – les lettres de l’apôtre en témoignent – et aussi un intérêt grandissant pour le christianisme. Développé dans un cadre privé, cette reconnaissance de la profonde égalité et fraternité entre les personnes a influencé le Droit romain, – à travers bien des éclipses – a donné naissance à la Déclaration des Droits humains, à l’abolition de l’esclavage et plus largement à l’humanisme qui a apporté tant de bienfaits à nos sociétés européennes.
Point de départ : deux êtres insignifiants. Une communauté minuscule. Une réalité brutale. La transformation des personnes par Dieu a porté des fruits au-delà de toute espérance. Fruits que Paul ne goûtera pas de son vivant.
Les effets de cette théologie vécue
Lorsque Nelson Mandela a été élu président de l’Afrique du Sud, les employés de l’administration, tous blancs, s’attendaient à devoir quitter leur poste. Quelle fut leur surprise quand le nouveau président leur a demandé de rester, s’ils le souhaitaient. Dans son livre Un long chemin vers la liberté, Nelson Mandela raconte, qu’en prison, il a appris à voir l’être humain derrière le gardien qui se comportait parfois brutalement avec lui. Il a appris la langue de ses ennemis politiques, l’afrikaner, pour mieux les rejoindre et les comprendre. À sa libération, Nelson Mandela voulait que les tous les Africains du Sud voient qu’il aimait jusqu’à ses ennemis tout en haïssant le système d’apartheid qui avait fait naître son engagement et l’avait conduit en prison pendant 28 ans. « Pour faire la paix avec un ennemi, écrit-il, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé »[2]. C’est à ce prix que la guerre civile a été évitée en Afrique du Sud.
Nous n’avons pas tous l’envergure de Mandela, plus proche de nous, il y a quelques semaines, l’EPFL a réuni 150 étudiants pour écouter les témoignages de deux pères, l’un Palestinien et l’autre Israélien. Le Palestinien avait perdu sa fille dans un raid de l’armée israélienne, l’Israélien suite à un attentat du Hamas. Ils ont fondé une association pour la PAIX. Dans un silence religieux, ils ont témoigné de leur travail acharné pour mettre fin à la haine et à la vengeance.
Notre société se fonde sur le respect d’autrui, l’égalité de droit, la générosité, le sens du service. Le système politique suisse sur le dialogue avec l’adversaire politique. Des notions qui ne sont pas inhérentes à la nature humaine. Des notions fondées sur la conviction que nous sommes toutes et tous enfants d’un seul Dieu, frères et sœurs d’une même humanité.
Conclusion
Devant les brutalités qui se déchaînent, devant l’affaiblissement du respect du droit international, devant l’arrogance des autocrates, devant l’extrême fragilité de notre Église…, que faire ?
À chacune et chacun de donner sa réponse…
Amen
[1] « On chercherait en vain dans l’Ancien Testament l’ordre explicite de haïr l’ennemi. Il s’agit plutôt d’une idée largement répandue que tous ceux qui ne font pas partie de la communauté nationale et religieuse sont des ennemis ». Commentaire Évangile de Matthieu, P. Bonnard.
[2] Un long chemin vers la liberté, Nelson Mandela, Ed. Le livre de poche page 740