Devenir témoin

Prédication de Marianne Chappuis — 25 août 2024

Un passage qui dérange…

«Laisse d’abord les enfants se rassasier, car ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens». Oui, vous avez bien entendu, Jésus adresse une injure à cette femme qui, pourtant, était venue lui accorder sa confiance. Notre sensibilité moderne verra dans ces lignes une attitude condamnable qui peut mettre en péril la cohésion sociale. Nous sommes sensibles à tout ce qui menace la paix, nous sommes de fervents partisans de l’inclusion et notre sang ne fait qu’un tour quand des propos discriminants et réducteurs résonnent dans les limites de nos espaces communs. Par ailleurs, nous aimons penser que nos valeurs ne sont pas sans lien avec la tradition qui nous porte, tradition forgée au creuset de l’interprétation des textes bibliques.

Alors je vais vous poser une vraie question: faut-il censurer l’évangile de Marc? Allez ! On prend son Tipp-ex et on caviarde ce passage. Ni vu ni connu, ce sera plus joli sans ces quelques phrases.

Si les évêques qui ont participé à la canonisation du Nouveau Testament à travers les siècles m’entendaient, ils en avaleraient sûrement leur chapelet. Mais messieurs les dignitaires ecclésiastiques, vous avouerez que même avec des trésors de souplesse intellectuelle et d’imagination, c’est difficile d’interpréter ces paroles de Jésus comme la traduction de l’amour du Dieu qui accueille chacune et chacun sans distinction, indépendamment de son origine, de son statut social ou de son genre.

L’injure pour disqualifier et exclure

Jésus renvoie cette femme à sa qualité de personne non-juive. Elle n’appartient pas à la même famille que lui. Elle sollicite un Messie qui n’est pas le sien. Elle ne fait pas partie de la lignée des descendants de David. Sa fille n’est pas une enfant du peuple d’Israël. Point barre. Il nous avait habitués à mieux Jésus ! On le sent bien, ça va être compliqué de lui sauver la mise sur ce coup-là.

Parce que l’injure, ça sert à tracer une ligne de démarcation stricte entre soi et l’autre. C’est une manière de dire qu’on n’a pas grand-chose en commun. Que ça ne va pas tellement être possible de s’asseoir à la même table et de taper le carton. L’injure sert à nourrir, à combler, à rassasier un besoin de sécurité identitaire. Elle désigne l’autre comme non semblable. Elle lui assigne un rôle, une place, un destin. L’injure s’enracine dans une vision du monde qui range les personnes dans des cases et qui leur interdit d’en sortir.

Il y a un continuum entre le fait de regarder son prochain d’une certaine manière et le fait de l’injurier.

Dès que je commence à porter sur mes semblables des jugements de valeur, dès que je commence à trouver des excuses à leur souffrance, dès que je commence à vouloir expliquer leur situation plutôt que d’essayer de la comprendre, alors je suis dans l’antichambre de l’injure.

Il y a un continuum entre les attaques portées à certaines catégories de la population et la manière dont on les considère par ailleurs. Si on n’avait pas enfermé les femmes dans un rôle principalement reproducteur, elles ne seraient pas harcelées dans la rue et certains hommes ne les considéreraient pas comme leur propriété privée.

Si on n’avait pas égrené et banalisé des thèses racistes au long de l’histoire, il y aurait moins de discrimination à l’embauche pour celles et ceux dont le patronyme et le phénotype semblent exotiques.

Alors comment faire pour désamorcer cette violence ? Faut-il censurer tout ce qui semble la légitimer ? Faut-il caviarder l’histoire de nos idées pour purger notre monde de ce qui le rend inhospitalier ?

Sous le langage, la Parole

Communiquer est un acte de foi. Nous avons confiance dans le langage que nous partageons, dans sa capacité à être signifiant et à produire du sens commun. Si ce n’était pas le cas, vous ne seriez tout simplement pas ici ce matin. Se parler implique un accord implicite sur le poids et la portée des mots. Et le partage d’un univers de références communes.

Et on comprend alors que se parler, c’est plus que simplement transmettre des informations. C’est entrer en relation.

L’enjeu de nos dialogues, c’est l’ajustement de nos liens avec le monde qui nous entoure, avec nos semblables, avec la représentation que nous avons de nousmêmes et avec la part invisible de tout être. Le langage ne sort pas tout cuit des dictionnaires et des livres de grammaires. Il est forgé par une histoire commune, il s’éprouve au présent et il esquisse l’avenir. Quand tout va bien, il veut rejoint. Parfois, comme cela semble être le cas dans notre histoire, il met à distance. Une même phrase n’a pas le même effet selon le moment et le lieu où elle est proférée. Elle n’a pas le même impact suivant la personne à qui elle s’adresse. Elle ne produit pas les mêmes sentiments en fonction du ton avec laquelle on la prononcera. Croire qu’on peut désigner une personne une fois pour toutes et l’enfermer dans une définition figée est un leurre. Le langage n’est pas une boîte qui contient la réalité qu’il désigne. Il est un instrument pour entrer en relation et créer du sens. Oui, il y a de la créativité dans l’acte de parole. Les mots du dictionnaire prennent une autre couleur lorsqu’ils servent à transmettre les émotions d’un poème.

Puisque parler c’est entrer en relation, alors s’adresser à quelqu’un c’est lui faire confiance.

Croire qu’il ou elle saura recevoir mon intention et la décoder. Qu’il ou elle entrera dans l’espace que j’ouvre pour que nous puissions y partager un peu de notre journée. Qu’il ou elle fera le pari de la compréhension mutuelle.

Nous qui sommes là aujourd’hui, c’est aussi parce que nous croyons que dans les vieux textes que nous lisons chaque dimanche il y a plus et autre chose que des tournures de phrases vieillottes, des expressions bizarres, des pratiques d’un autre âge, une représentation du monde surannée et une culture qui n’est plus la nôtre. Sous les mots, il y a la Parole. Une Parole qui nous appelle. Une Parole qui désire nous rencontrer.

Et une rencontre, c’est quelque chose qui change la vie.

Nous ne venons pas au culte pour être instruits, mais pour nous sentir transformés intérieurement.

Dans les failles de la personne, le sujet

Lorsque la femme de notre récit vient trouver Jésus, elle adopte une attitude de soumission. Soumission à son autorité, à son pouvoir, à son statut. Elle projette certainement sur lui les images qu’elle a en tête et qui se sont dessinées à travers les récits qu’on lui a fait de lui. Elle, l’étrangère, est prête à sortir de sa zone de confort culturel pour rencontrer celui qui sauve et qui guérit. Il incarne son seul espoir.

Elle se prosterne et s’en remet à lui. En voilà une belle preuve de lâcher-prise ! Elle incarne la croyante qui désespère de ses propres forces et qui se tourne vers la source de son salut.

La croyante consciente de ses limites, incapable de s’en sortir par elle-même, qui apprend douloureusement à travers les épreuves de la vie à désespérer de ses propres forces, à renoncer à son autonomie et à se tourner vers plus grand qu’ellemême. Mais si, vous savez, cette croyante humiliée qu’on nous a prêchée parfois pour qu’on développe un gros complexe d’infériorité. Et pour qu’on se méfie du plaisir parce qu’en tant que pécheurs, nous n’avons pas notre pareil pour détourner les joies simples de leur vocation pour en faire des vices odieux. On pourrait s’attendre à ce que Jésus se baisse pour la redresser et qu’il lui rende sa dignité, touché par tant d’humilité. «Tu es une vraie créature qui a compris qu’elle n’était rien face à la toute-puissance divine. Va en paix, ma fille!».

Eh bien non. Jésus ne récompense pas sa soumission. Il lui envoie un affront qui fait miroir à son complexe d’infériorité. Sa sentence réductrice semble au contraire l’encourager à renvoyer Jésus dans les cordes en détournant ses propos à son avantage, non sans humour. Entre la sentence de Jésus et sa réponse, une table a été dressée. Une table où il y a de quoi nourrir tout le monde. Les petits chiens ne sont pas des étrangers. Ils savent accueillir avec confiance ce qui reste de l’ambition de créer du sens commun, après que les récits identitaires ont été démythifiés. Le souci n’est pas tant d’être rassasié dans notre soif d’absolu, que de pouvoir partager nos aspirations à une vie pleine de sens.

Il vaut mieux avoir de quoi nourrir tout le monde, que de manger à satiété et oublier les autres. Les enfants qui sont à table ne sont pas les descendants d’un peuple à part, mais les destinataires d’un amour universel. Ainsi, ils peuvent partager le pain quotidien.

Quant à cette femme, elle n’est plus la personne stigmatisée par son origine, mais le sujet d’une Parole qui veut tisser du lien.

Avec brio, elle a subverti l’injure pour en faire autre chose. Elle est sortie de la définition dans laquelle elle était enfermée et elle est devenue l’actrice d’une communication qui libère de nouvelles potentialités d’être au monde avec les autres. Elle est devenue témoin d’une Parole qui permet de faire la paix avec les images de soi qui polluent l’existence et qui empêchent de croire que demain peut-être différent d’aujourd’hui.

Jésus ne peut que valider cette transformation. Et constater qu’elle est porteuse de de renouveau. Jésus n’a pas guéri la fille de cette femme. C’est la prise de conscience de cette dernière a permis à la vie de circuler sans entraves au sein de sa famille.

A table !

Faut-il censurer les textes qui dérangent ? Ce serait donner trop de pouvoir aux mots, au détriment d’une Parole qui en subvertit le caractère réducteur. Cette Parole désire entrer en relation avec nous. Elle ne croise pas des personnes dont elle détaille les caractéristiques. Elle vient chercher des êtres qui se cognent contre les murs d’une existence trop étroite pour en faire les sujets d’une histoire ouverte dont personne ne connaît le dernier mot.

Il n’existera jamais de langage parfait. On ne peut pas purger notre existence de toutes ses ambiguïtés. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Blaise Pascal. A trop vouloir un monde parfait, on risque de convoquer l’enfer sur terre. A ne tolérer aucune faille dans notre univers bien agencé, on risque de créer de nouvelles injustices.

Par contre, Nous pouvons laisser la Parole faire son chemin à travers les failles de nos discours. Nous pouvons la laisser subvertir l’agencement de notre raisonnement pour en faire une terre d’accueil. Nous pouvons la laisser redresser nos communications de l’intérieur et devenir témoins de sa force de résurrection. Alors nous pourrons nous installer à la même table. Faire mémoire du Jésus qui a vécu autrefois et qui a été sacrifié au nom du rassasiement de ceux qui ne voulaient pas imaginer que l’histoire puisse prendre une nouvelle direction. Mais qui a été ressuscité pour que toutes et tous puissent avoir part à une même histoire porteuse d’espérance. Des miettes de son corps brisé pour nous, nous ferons notre pain quotidien.

Amen