Nous ne pouvons rien sans Dieu. Dieu ne veut rien sans nous

Prédication de Micha Weiss le 23 juin 2024

End of History ? Ça y est, on y est !

Ça y est, nous y sommes ! Encore et encore, nous avons l’impression d’avoir atteint le sommet – de notre civilisation, de la paix, de la démocratie, de l’humanité. Mais encore et encore, les vagues de la désillusion frappent la coque de notre bateau. Les images de ruines, de lieux dévastés et de terres de décombres défilent devant nos yeux. Et qui dit lieux dévastés dit aussi vies dévastées – des familles, des enfants, des femmes et des hommes.

Nous sommes constamment submergés par des vagues de nouvelles, des situations plus ou moins proches qui nous touchent de plus ou moins près : les conflits en Ukraine et dans la bande de Gaza, les conflits moins médiatisés au Soudan ou au Congo ; le fossé politique grandissant entre gauche et droite ; la montée de l’extrême droite en Europe et en France ; les réfugiés poussés sur le chemin de l’exil qui échouent sur nos rivages ; ou encore les sirènes d’alarme de plus en plus stridentes face au changement climatique.

Face à toutes ces vagues, comment réagir de manière juste, équilibré, empathique ? Ni de façon réactionnaire ni désengagée ? À quel rôle Dieu nous appelle-t-il en tant que chrétienne ou chrétien ? Que l’on ait 27, 42, 58 ou 83 ans ?

Quand la mort s’invite

Mais ce ne sont pas uniquement les situations mondiales qui provoquent des vagues. Nos vies ne sont pas des longs fleuves tranquilles non plus. Nous ne sommes pas épargnés par les vagues dans notre quotidien – dans nos relations, nos familles, sur nos lieux de travail et d’engagement, et même au sein de l’Église.

Finalement, il existe une vague à laquelle personne n’échappe, peu importe le modèle de bateau – sa vitesse, sa stabilité, et son système d’évacuation d’eau. Et plus nous tentons de la fuir, plus elle nous frappe violemment quand elle finit par nous rattraper.

« Nous allons mourir, cela ne te fais rien ? » Cette question des disciples résonne à chaque annonce de décès, surtout quand la perte survient rapidement ou trop tôt. À une semaine d’intervalle, une connaissance m’a appris qu’un membre de sa famille avait perdu une fille âgée d’un an et deux mois. Et une autre connaissance m’a fait part du décès d’une mère de 38 ans qui laisse derrière elle un garçon du même âge. « Aucun parent ne devrait avoir à enterrer son enfant », mais aussi aucun enfant ne devrait avoir à grandir sans son parent. Toutes deux sont décédées malgré la sécurité et le système de santé dont nous bénéficions. Est-ce que cela ne fait rien à Dieu ?

Dieu est mort, c’est nous qui l’avons tué

Il y a cette célèbre citation de Friedrich Nietzsche que tout le monde connaît : « Dieu est mort ». Mais la suite est moins connue. « Dieu est mort » , dit Nietzsche, « Et c’est nous qui l’avons tué ! […] Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? […] Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement – ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 3ème livre, 125)

Le mythe de la création en Gn 1 – de ce Dieu qui a façonné l’univers avec son souffle ; la Terre et tous ses habitants, dont l’être humain comme porteur de son image – a été remplacé par le mythe de l’être humain qui se crée lui-même, qui se construit par ses propres forces. « The Godmade man », l’homme créé par Dieu, est remplacé par « the selfmade man », l’homme qui autocréé.

« Nous allons mourir, cela ne te fais rien ? » C’est une question qui résonne avec toutes les vagues qui nous assaillent. Je crois que si ces moments de tempête, de chaos et de mort nous déstabilisent autant aujourd’hui, dans le monde et dans nos propres vies, c’est parce qu’elles nous rappellent notre condition humaine – nos limites, notre fragilité, nos brisures et la perspective de notre mort. Nous sommes confrontés au sentiment d’impuissance que nous haïssons, parce qu’il secoue et déconstruit ce mythe du « selfmade man » ancré en nous : qu’est-ce que je peux faire par mes propres forces, avec mes propres moyens ? Affreusement peu. Face aux vagues, ce que je peux faire est terriblement limité.

S’ouvrir à Dieu

« Nous allons mourir, cela ne te fais rien ? »

Quelle que soit la technologie et la solidité de notre bateau, les vagues nous rattrapent. Et comme réflexe naturel, nous sommes saisis d’un élan de nous adresser à un « Tu ». Un « Tu » qui nous dépasse, un « Tu » différent de nous, un « Tu » que nous croyons capable d’ordonner au vent et aux vagues de se taire. Nous découvrons que ce « Tu » vers lequel nous nous tournons instinctivement n’est pas le même que le dieu banal, domestiqué, prédictible de Nietzsche, dont la mort n’est finalement pas une si mauvaise chose. Ce « Tu » à qui nous nous adressons instinctivement est le Dieu « Tout Autre » que je ne peux pas réduire à un objet, et qui se dérobe aux étiquettes, aux explications et aux dogmes.

Dans nos deux textes, ce « Tu » est adressé directement :

  • « Le Seigneur m’a abandonnée, le Seigneur m’a oubliée » dit Sion dans son désespoir face aux ruines, aux lieux dévastés, à la terre de décombres.
  • « Nous allons mourir, cela ne te fais rien ? » disent les disciples dans leur impuissance face à la tempête et aux vagues.

Dans le désespoir et dans notre impuissance, c’est vers un Dieu bien vivant que nous nous tournons. Mais au même moment où nous entrouvrons la porte vers cette réalité qui nous dépasse, une vague de questions nous engloutit : Dieu est-Il vraiment là ? Est-ce qu’Il se préoccupe vraiment de ce qui se passe dans le monde ? Est-ce qu’il s’intéresse aux événements de ma journée et à la fluctuation de mes émotions ?

Dans les deux textes, Dieu est adressé par des reproches  – le reproche de l’oubli et le reproche de l’indifférence.

Le début de la prière

Avec les reproches, les artifices tombent. Nous arrêtons de chercher à plaire à l’autre. Paradoxalement, c’est le début d’une vraie relation. S’adresser à ce « Tu » sans artifice, c’est le début de la prière. La prière ne commence pas quand nous maîtrisons le jargon, les formules ou les discours bien ficelés. La prière ne commence pas quand nous avons triés nos « mauvaises » motivations de nos bonnes, quand nous nous sentons présentables devant Dieu. La prière commence quand nous venons à Lui avec ce que nous sommes plutôt que ce que nous devrions être. Avec toutes nos émotions, nos peines, nos joies, nos défis et nos réussites.

Les exemples abondent dans la Bible : couché sur son tas de cendre, Job prie lorsqu’il exprime son incompréhension face au deuil qu’il traverse ; le peuple d’Israël en exil à Babylone prie, lorsqu’il ne sait plus quoi dire d’autre que « Le Seigneur m’a abandonnée, le Seigneur m’a oubliée » ; Marie prie lorsqu’elle accepte de faire confiance à Dieu pour la naissance de son fils, malgré toutes les circonstances qui jouent contre elle ; Jésus Lui-même prie, lorsque dans son dernier souffle, il s’écrie « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? »

Nous ne pouvons rien sans Dieu

Dans la prière, nous arrivons à un moment ou à un autre à ce constat : « Nous ne pouvons rien sans Dieu ». Et dans ce constat, encore et encore, des femmes et des hommes ont fait l’expérience d’un Dieu qui les rejoint.

Dans les deux textes que nous avons entendu, nous sommes face à un Dieu qui répond à nos reproches ; à un Dieu qui intervient, qui promet d’agir et qui agit.

Souvent quand je fais un reproche à mon épouse ou à un ami, il s’agit au fond d’un besoin auquel j’aimerais qu’ils répondent. Mais au lieu de chercher au fond de moi le besoin et la demande qui va avec, je fais ressortir ce que je ressens à la surface, c’est-à-dire l’agacement, la frustration et la déception. Ce n’est pas étonnant que parfois, la personne en face réagisse sur la défensive.

Mais Dieu réagit différemment. Il connaît les besoins qui sont enfouis au plus profond de nous. Il comprend la demande que nous n’arrivons pas à formuler nous-mêmes. Dieu me connaît. Il m’a gravé sur ses mains. « Une femme oublie-t-elle son nourrisson ? N’a-t-elle pas compassion du fils qui est sorti de son ventre ? » (Es 39,15) Et comme une mère, Dieu prend soin de moi.

La prière, c’est l’apprentissage d’une vie de passer du reproche à la demande, pour les choses grandes et petites. Prier, c’est apprendre à exprimer ses besoins à Dieu dans les petites et les grandes vagues. Dans ses enseignements, Jésus revient très souvent sur la prière. Elle est au cœur de ses pratiques, et il encourage ses disciples à apprendre à prier eux aussi.

Pris dans le mythe du « selfmade man », de l’être humain qui se crée lui-même, la prière représente toujours des risques : le risque d’être naïf, le risque de croire, le risque d’espérer. Et face à un monde tempétueux, assaillis par des vagues de plus grande ampleur, nous pouvons aussi nous interroger si nous avons le droit de demander quoi que ce soit, ou si c’est simplement égoïste.

Ce dont je suis convaincu, c’est que demander est un moyen par lequel nous tissons notre relation avec Dieu. En demandant, nous nous rendons vulnérables (« Nous ne pouvons rien sans Dieu »). Nous nous exposons au risque du rejet ou, en tout cas, de la déception. Tant que nous ne demandons rien à Dieu, Il ne peut ni nous décevoir ni nous surprendre. Sans demande, nous ne pouvons pas reconnaître Dieu comme un être libre et relationnel. Nous risquons de rester avec le dieu de Nietzsche.

Dieu ne veut rien sans nous

Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut lire la réponse de Jésus : « Pourquoi avez-vous peur ? N’avez-vous pas encore la foi ? » – Quelle expression voyez-vous sur le visage de Jésus : du jugement, de la douceur, de la déception, de la bienveillance, de la tristesse ? Ce qui est sûr avec le reproche des disciples, c’est qu’ils n’ont pas encore réellement saisis qui est cet homme qu’ils suivent, cet homme qui arrive à dormir sur ses deux oreilles en pleine tempête. Et à vrai dire, vous et moi, nous sommes sûrement dans le même bateau que les disciples en ce qui concerne Jésus. Malgré leurs doutes et leurs reproches, Jésus les aime. Il ne s’en va pas chercher d’autres disciples plus solides, plus révérents. Absolument pas ! Jésus se laisse réveillé par les disciples (alors que la tempête n’y arrivait pas !), il écoute leur reproche, il répond en apaisant la tempête et en retournant la question. Malgré nos reproches, nos incompréhensions et nos doutes, Il reste en relation avec nous et Il veut nous appendre à être attentif à Sa manière d’être dans le monde.

La prière, c’est donc aussi apprendre à prendre conscience de ce que Dieu fait, à le rejoindre là où il se trouve et à participer là où Il nous appelle. Parfois, nous le trouvons couché dans une barque au milieu d’une tempête. Et nous sommes invités à nous allonger à ses côtés avec confiance, sans garantie que les vagues s’apaisent. D’autre fois, nous le trouvons à table avec des personnes si différentes de nous, et Il nous invite à le rejoindre, ou pire, Il s’invite chez nous avec elles ! À d’autres moments encore, nous le trouvons à l’écart pour prier. Et Il nous demande de veiller avec Lui.

Oui, « nous ne pouvons rien sans Dieu », mais le scandale et la bonne nouvelle que nous découvrons dans la prière, c’est que « Dieu ne veut rien sans nous ». La prière nous ouvre à une voie au milieu des vagues de ce monde et de nos vies – entre un suractivisme anxieux et un désengagement indifférent. Ce n’est pas un chemin que nous devons construire par nos propres forces, mais avec celles que nous demandons à Dieu. Nous n’y marchons pas par notre volonté seule, mais par celle d’un Dieu qui agit déjà dans les vagues et les tempêtes et nous appelle à le rejoindre aux milieu de celles-ci.

 « Nous ne pouvons rien sans Dieu, et Dieu ne veut rien sans nous ». Je nous souhaite à chacun·e et en tant que communauté de découvrir cette vérité dans l’intimité de la prière avec ce Dieu vivant.

Amen.