Je partage ici le texte de la prédication donnée hier (le dimanche 16) au temple du Locle, auprès des paroissiens des Hautes Joux. Ce matin, après une conversation téléphonique avec une paroissienne, qui m’a transmis la réflexion d’un autre paroissien sur les échanges de chaire, je me suis dit qu’il serait peut-être utile de partager ces mots aussi avec les paroissiens de la Côte. Après tout, ils sont tout autant concernés.
Texte biblique : Luc 6,17-26
Comme vous le savez, les échanges de chaire seront désormais systématiques. Le Synode a voulu favoriser la découverte mutuelle entre paroisses et renforcer leur unité face au défi du processus EREN 2023.
Ces dernières semaines, les messages se sont multipliés pour préparer ces échanges. En découvrant les recommandations de chaque paroisse, j’ai été frappé par leur diversité. Certes, l’essentiel demeure : se rassembler autour de la Parole et du Pain de vie. Mais les détails varient. Par exemple, certaines paroisses suivent un lectionnaire, c’est-à-dire un calendrier de lectures établi, d’autres laissent une liberté totale aux ministres. De plus, les paroisses qui utilisent un lectionnaire n’adoptent pas toujours le même. Dans ma paroisse de la Côte, nous suivons assez fidèlement le lectionnaire romain, adapté pour les Églises réformées de Suisse romande.
Vous savez maintenant pourquoi nous méditons ce matin sur les Béatitudes selon Luc : c’est le texte proposé pour ce 6e dimanche du temps ordinaire. J’ai cependant choisi de ne pas lire les passages de l’Ancien Testament (Jr 17,5-8) et de l’épître (1Co 15,12-20) qui l’accompagnent. Dans ma paroisse, nous les aurions lus, même sans prêcher dessus, en signe de communion avec d’autres Églises. Mais je ne connais pas votre pratique ; je voulais éviter tout simplement un malentendu inutile.
À vrai dire, je ne connais ni votre pratique habituelle du culte ni votre vécu de la semaine écoulée. Je ne vous connais pas en tant que communauté paroissiale ; j’ignore vos espérances, préoccupations, projets, ou regrets. Et cela me donne une grande difficulté à me mettre à l’écoute de l’Evangile, en tant que prédicateur. En effet, quand j’écoute un texte biblique, comme vous le faites aussi sûrement, j’ouvre en même temps mon carnet de bord, mes notes de vie, en espérant que le texte vienne résonner avec mon existence et qu’il devienne ainsi une Parole de Dieu. Quand j’ai lu l’évangile de ce matin en vue de la préparation de ce message, j’ai donc ouvert mon carnet de bord en tant que pasteur. « Heureux, vous les pauvres », dit Jésus, et je pense à tel ou tel paroissiens en difficulté financière suite à tel ou tel accident ou événement de la vie. « Heureux, vous qui pleurez maintenant », et je ne peux m’empêcher à penser à l’enterrement d’un ami-paroissien de lundi dernier, à sa famille et à ma communauté qui pleurent. Quand Jésus parle des gens qui sont haïs et persécutés, c’est l’histoire actuelle d’une paroissienne qui vient me bousculer, dont le fils est faussement accusé en Russie pour un crime qu’il n’a pas commis, dans le contexte du recrutement sans scrupule des prisonniers pour les envoyer au front. Mais me voilà ce matin en ne saisissant qu’à moitié ces paroles, ces histoires, car je ne connais pas concrètement votre pauvreté, votre faim, vos larmes, vos souffrances.
Si je vous dis tout cela, c’est parce que je pense que la prise en compte de ces différences de la réalité et de la vie entre nos paroisses neuchâteloises pourrait nous aider à comprendre un des enjeux fondamentaux de l’Evangile de ce dimanche.
Quand on parle des Béatitudes, on pense plutôt à sa version dans l’évangile selon Matthieu. Je lis quelques extraits : « Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux. Heureux les doux : ils auront la terre en partage. […] Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés. […] Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu. […] » Comparée à ceci, la version chez Luc a un vocabulaire plus concret, « cash » voire matérialiste. Luc oppose sans manière les pauvres et les riches, la faim et la satiété, pleurer et rire, dire du mal et dire du bien. Elle ne permet pas la fuite vers une spiritualisation facile ; elle nous met mal à l’aise avec tous ces malheurs proclamés en parallèle.
Il y aurait beaucoup de choses à développer en regardant de près pour comprendre la puissance du langage que les Béatitudes portent dans leur caractère éminemment paradoxal. Je ne pourrai pas le faire ce matin, d’autant plus que cela risquerait de devenir un exposé théologique non pas une prédication. Je voudrais attirer votre attention sur un seul élément : les disciples reçoivent ces Béatitudes comme les paroles vraies car ils sont en présence du Christ. Autrement dit, ils s’identifient à ce « vous » à qui Jésus s’adresse ces paroles, et tous ces bonheurs incompréhensibles aux yeux humains deviennent une réalité pour eux. « Heureux, vous les pauvres », dit Jésus, et les disciples qui ont littéralement tout quitté pour le suivre comprennent ce que c’est être pauvre et heureux à la fois, en présence du Règne de Dieu incarné en la personne du Christ.
Or, ce « vous » est différent chez Matthieu et chez Luc, ce qui donne deux couleurs différentes à la seule et même parole du Christ. En effet, voici une des interprétations possibles concernant la différence entre les Béatitudes pour ainsi dire « spirituelles » chez Matthieu et les Béatitudes « cash » ou « matérialistes » chez Luc. Elle consiste à dire au fond que Matthieu et Luc ont écrit leurs évangiles à deux communautés différentes.
La communauté à laquelle Matthieu a écrit était sans doute une communauté pauvre, comme par exemple celle de Jérusalem pour laquelle l’apôtre Paul a tenu à faire des collectes au cours de ses voyages. C’était une communauté qui avait besoin d’être appelée à vivre à une autre pauvreté que la pauvreté matérielle, d’être appelée à la pauvreté du cœur qui met toute sa confiance en Dieu, pour ne pas rester dans l’immobilisme. Par contre, la communauté destinataire de Luc était sans doute une communauté qui ne connaissait pas ce genre de difficulté, peut-être une communauté riche qui confondait la vie chrétienne avec une attitude de générosité dans l’aumône ou des engagements pour la justice dans la société. Aussi bien Matthieu que Luc transmettent la parole du Christ sous une forme qui invite leur communauté à quitter son immobilisme. Matthieu dit aux chrétiens pauvres : « Lève-toi, quitte ta natte, et marche à la suite du Christ pour apprendre qu’une autre pauvreté existe, c’est-à-dire ne dépendre que de Dieu. » Luc dit aux chrétiens riches : « Lève-toi, quitte ton palais, et marche à la suite du Christ pour apprendre ce que c’est d’être pauvre en lui, c’est-à-dire ne dépendre que de Dieu. » Pour les uns comme pour les autres, les Béatitudes résonnent comme parole de contestation de la situation actuelle, comme parole qui vient bousculer leur désir de statu quo.
Je suis venu depuis la Côte pour partager, en face d’un texte biblique si riche, cette pauvre parole, maigre comme pain sans levain, dépourvue de tout le levain que vos vies auraient pu m’offrir, ne serait-ce qu’une petite causerie entre les rayons d’un supermarché. Si je suis condamné pour ainsi dire à la surface des choses sans pouvoir entrer avec vous dans la profondeur de l’Evangile ce matin, c’est peut-être aussi cela que je peux vous offrir comme une petite bonne nouvelle : Vous êtes heureux d’avoir vos ministres.
Cela étant dit, je dois dire que je suis aussi heureux depuis que j’ai découvert quelque chose d’extraordinaire mercredi dernier. J’ai envoyé le déroulement de ce culte à votre organiste et à votre paroissien de service mardi soir. Et le lendemain matin, à la réception de la lettre de nouvelles hebdomadaire de l’EREN, qu’est-ce que je vois ? Le « Méditorial » du dernier numéro de La Pive, votre bulletin paroissial, portait sur notre texte biblique de ce matin. Un clin d’œil de Dieu qui dit que nous sommes sous la même grâce, entre les mêmes mains. Malgré toutes ces différences entre les paroisses, entre les communautés, nous suivons le même Christ. C’est en s’approchant de lui, nous nous rapprocherons. Heureuse la pauvre EREN, le Royaume de Dieu est à nous.