Déjeuner sur l’herbe

Prédication du dimanche 6 avril à Auvernier.
Lectures bibliques: Exode 16,1-18, 1 Pierre 1,3-9 et Jean 6,1-15

Quand le ventre crie

Quelle drôle d’idée, en plein carême, de nous faire saliver en lisant deux textes qui évoquent la nourriture en abondance! Serait-ce une manière de nous exposer à la tentation?… Ou alors à nous faire prendre conscience d’un organe fondamental pour la spiritualité humaine: l’estomac!

Nous sommes des êtres d’esprit et de chair. Et lorsque le ventre se creuse, tout notre être se trouve aspiré en son centre, incapable de s’élever ou de s’ouvrir à une autre réalité. La faim provoque les murmures des Israélites. Les râles, la colère, la révolte. Elle parvient même à leur faire regretter le passé: ne valait-il pas mieux une vie d’esclaves autour d’un chaudron de viande que celle de l’errance dans le désert? La liberté n’est pas chose facile. Vaut-il la peine d’être libres si on a faim?

La faim est une épreuve. Et maintes fois dans l’histoire de l’humanité, elle a été un redoutable outil de pouvoir et d’asservissement de populations entières.

Confrontation aux limites

En temps de carême, nous nous confrontons à ces limites humaines. Par la privation, on explore une partie de ce sentiment de manque. On entrouvre une fenêtre sur cette dimension de notre humanité. Au travers du jeûne, parfois complet, on cherche à apprivoiser cette faim pour qu’elle devienne une expérience spirituelle. A dépasser ce mouvement naturel de recentrement sur l’estomac et sur soi, pour aller au-delà de la sensation de faim et s’ouvrir différemment à la présence de Dieu et des autres.

Ce jour-là, sur l’autre rive de la mer de Galilée, la foule n’était pas dans cette démarche spirituelle. Elle n’avait pas l’intention de venir jeûner ou expérimenter la confrontation de soi avec le manque. Elle venait voir l’homme dont tout le monde parle dans l’espoir d’assister à un de ses prodiges. Sa soif était celle de la curiosité; sa gourmandise, celle du fantastique.

A n’en pas douter, l’expérience de la faim aurait provoqué chez cette foule une réaction proche des murmures des Israélites. Râle, colère, révolte.

Un manque ou l’occasion d’un signe

Le récit dit de la multiplication des pains relève d’une importance indiscutable pour les auteurs des évangiles. Non seulement tous les quatre ont intégré cet événement dans leur livre mais plus encore, Marc et Matthieu le racontent deux fois. Il existe donc 6 récits parallèles de cet épisode dans le Nouveau Testament. En ce jour, c’est le récit de l’évangile de Jean qui est proposé à notre méditation et cette version johanique comporte certaines spécificités intéressantes.

Alors que dans les versions parallèles, ce sont les disciples qui se préoccupent de savoir comment on va nourrir toute cette foule, dans notre texte c’est Jésus qui amène la question. Cela n’a rien de surprenant tant le Christ est présenté dans le quatrième évangile comme possédant pleinement la connaissance des choses. Dans l’évangile de Jean, c’est en toute conscience que Jésus embrasse le destin qui est le sien qu’il marche vers ce qu’il sait en être l’issue : la croix.

Jésus sait déjà que la faim de la foule va être l’occasion pour Dieu d’opérer un signe. Son disciple Philippe, lui, reste concrètement attaché à la question: comment allons-nous trouver les moyens de nourrir toutes ces personnes… Philippe fait déjà le compte. Deux cent deniers de pain – l’équivalent de plusieurs milliers de francs – suffiront à peine pour que chacun reçoive un petit morceau.

Laissons maintenant Philippe qui est à deux doigts d’organiser une collecte de fonds pour nous tourner vers André. André entre-ouvre une porte mais la ferme aussitôt. Il y a bien ce garçon qui possède 5 pains et 2 poissons mais qu’est-ce que cela pour tant de gens ?… Dans son énoncé déjà, on perçoit la manière dont il qualifie tout cela. Les pains?… Ce sont des pains d’orge, c’est ce que l’on fait de moins noble. Ce sont les pains du pauvre. Les poissons?… Ils sont petits, quasi misérables. Et qui les possède?… Un garçon. Un jeune garçon. Dans la manière même de les présenter, pain poisson et garçon sont disqualifiés.

Mais Jésus sait. Il sait que d’une situation que certains perçoivent comme un problème, une crise, un manque, Dieu va en faire l’occasion d’un signe. Il ne regarde pas le manque, le peu ou le misérable. Il voit là des ressources. Ils n’ont pas «que» 5 pains d’orge et 2 petits poissons. Ils ONT 5 pains et 2 poissons. La perspective dans laquelle est abordée la situation change déjà sa réalité. On peut murmurer sur ce que l’on n’a pas ou voir ce qui est.

Plus qu’un repas…

Puis Jésus rend grâce. Il remercie Dieu pour les ressources disponibles. Sa reconnaissance va pour ce qui est. Et pour ce qui devient signe de l’abondance de la grâce. Une grâce telle que Philippe et consorts peuvent abandonner leur récolte de fonds pour se mettre à la recherche de paniers pour collecter les restes.

Autre détail intéressant et que l’on ne retrouve pas dans les autres évangiles. Cette mention délicate, celle de l’herbe présente à cet endroit et sur laquelle la foule s’assied. Ces hommes, ces femmes, ces enfants étaient venus ce jour-là par intérêt ou par curiosité voir cet homme dont ils avaient entendu parler. Ils espéraient le voir faire des guérisons. Ils étaient friands de sensationnel. Et les voilà invités à sa table. De public anonyme ils deviennent des convives. Et le Christ prend soin de celles et ceux qui partagent ses repas. Il les fait asseoir dans l’herbe.

Car le Seigneur est leur berger, ils ne manqueront de rien.
Ils les invite au repos dans les prés d’herbe fraîche.
Les conduit au calme près de l’eau.
Et ranime leurs forces… (Psaume 23)

Le sol à cet endroit n’est pas désertique, il est doux, frais, irrigué, vivant. Autour de la table du Christ, la faim ne sévit pas comme puissance de râles, colère ou révolte. Autour de la table du Christ, la faim se trouve rassasiée, dépassée, vivifiée.

La dimension liturgique de ce récit ne fait aucun doute. Dès le début, l’évangéliste nous met sur la piste en nous précisant que c’était peu avant la Pâque. Le parallèle avec le dernier repas est posé. En remerciant Dieu pour ce qu’il donne: un peu de pain et de poisson, Jésus nourrit de la grâce toute une foule.

D’une situation humaine concrète, que certains s’apprêtaient à prendre à bras le corps pour chercher des solutions.… face à laquelle d’autres se trouvaient découragés devant l’ampleur de la tâche… Dieu en fait une parabole. Un signe. Et ce signe est immédiatement perçu et compris par cette foule. Les gens saisissent qu’ils sont en train de vivre autre chose qu’une démonstration de force d’un guérisseur. Les personnes s’en trouvent transformées. Rassasiées.

…une parabole

La fin du récit nous laisse bien entendre que la foule a pris la mesure de l’événement et qu’elle a perçu à travers le signe l’extraordinaire force de la grâce de Dieu. Mais malheureusement, elle en a tiré une mauvaise conséquence. Considérant qu’il fallait instituer l’extraordinaire dans l’ordinaire. C’est-à-dire faire de Jésus leur roi. Faire de Jésus le roi, ce serait lui mettre la main dessus. Vouloir l’enfermer dans notre monde. Mais son royaume n’est pas de ce monde. Par son geste, il a fait d’une foule des convives. Des individus. Autant de rois et des reines aux yeux de Dieu que de personnes présentes. Ce repas a été une parabole. S’il devenait roi, ce repas ne serait guère plus qu’un pique-nique.

D’événements apparemment ordinaires, Dieu parvient à faire d’extraordinaires expressions de grâce.
N’en éteignons pas le lumineux et divin génie. N’enfermons pas les signes dans nos représentations. Ne réduisons pas le Christ à un faiseur de miracles.

Voyez, juste ici! Il nous invite à nous asseoir avec lui. Là où justement le sol est doux et confortable. Quelque part, là où l’herbe est fraîche et douce.

Amen