Un aveugle guéri… avec peine

Lecture de Marc 8,22-26)

Je vous propose une première lecture, en suivant le fil du récit :  

Le nœud de l’histoire est ici clairement délimité: «Jésus et ses disciples arrivent à Bethsaïda; on lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher» (v. 22). En tant que lecteur, on se dit :

  • Est-ce que Jésus y parviendra ? Le suspense peut être qualifié de «léger», du fait que Jésus a déjà guéri un sourd-muet au chapitre précédent. Souvenez-vous, Jésus avait conduit l’infirme à l’écart et lui avait mis les doigts dans les oreilles et appliqué de la salive sur la langue. Dès lors, le lecteur que nous sommes n’est pas trop surpris, même lorsque Jésus pose, à l’aveugle la question : «Vois-tu quelque chose?». Non, cela ne provoque aucun étonnement, tant le lecteur est sûr d’une réponse positive.
  • La surprise arrive lors de la réponse de l’aveugle : «J’aperçois les gens, je les vois comme des arbres, mais ils marchent». Comment concilier le savoir-faire de Jésus avec ce «ratage»? Le lecteur est décontenancé… C’est la première fois que Jésus paraît se trouver en difficulté au cours d’une guérison. Cette situation génère chez le lecteur que nous sommes de l’incertitude, qui se transforme en curiosité («que se passe-t-il?») puis en suspense («que va-t-il arriver?»).
  • Quoi qu’il en soit, le dénouement ne se fait pas attendre: après une deuxième imposition des mains, l’aveugle est guéri. Le texte insiste fortement: l’homme vit clair, il voyait tout distinctement.
  • L’embarras du lecteur que nous sommes subsiste toutefois après le dénouement. Le suspense tombe, mais notre curiosité est toujours vive, même si elle change de registre: pourquoi l’auteur de l’évangile de Marc a-t-il mentionné cet incident qui fait tache? Pourquoi avoir conservé cette trace gênante – surtout qu’au v. 25, on a l’impression qu’on a voulu réparer un effet désastreux?

 

Maintenant, une deuxième lecture en amont et en aval, pour tenter de répondre à notre questionnement: 

  • En amont: nous trouvons une avalanche de questions sans réponse à propos des pains; Jésus rappelle aux disciples deux occasions où il a nourri une foule dans un endroit isolé (une fois chez les Juifs et une fois chez les païens), et le lecteur, que nous sommes, se souvient que les disciples «Ils n’avaient rien compris à l’affaire des pains, leur cœur était endurci, incapable d’en saisir le sens » (6,52). Cette incompréhension traduit l’éloignement progressif des disciples par rapport à Jésus.
  • En aval: notre récit est suivi de dialogues entre Jésus et ses disciples : « Qui dites-vous que je suis ? Pierre : tu es le Messie ! Puis première annonce de la Passion, et Pierre qui fait des reproches à Jésus, à quoi Jésus répond : «Derrière moi, Satan» (8,33)… On voit que les disciples sont régulièrement à côté de la plaque.
  • Le problème réel de tout le passage, c’est donc l’aveuglement des disciples, leur difficulté à voir et à comprendre, comme le reproche leur en est fait en 8,21: «Ne comprenez-vous pas encore? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas ? des oreilles et vous ne comprenez pas !»
  • Le lecteur comprend alors que la guérison de l’aveugle, effectuée en deux temps, est une sorte de «parabole» de la difficulté extrême, pour Jésus, à ouvrir les yeux de ses disciples. En réalité, Mc 8,22-26 condense tout un parcours qui va de 6,30 à 14,72. À ce titre, il constitue un véritable «jeu de miroirs». Beaucoup de commentateurs en sont restés à ce constat. C’est pourquoi je propose une troisième lecture.

 

Et, pour terminer, une troisième lecture, qui prend du recul :

  • Le lecteur du deuxième évangile est «dé-routé». Nous vivons un équilibre instable, soumis au questionnement ; notre savoir est systématiquement mis en question.
  • Un personnage évoque de manière dramatique ce lecteur dans toute sa vulnérabilité: le père de l’enfant épileptique, amené à confesser sa foi en même temps que son incrédulité (9,24). « Je crois, aide-moi, car j’ai de la peine à croire ».
  • Et c’est là que tout s’éclaire. La confession de ce père, je crois / mais si mal, renvoie le lecteur à l’aveugle, je vois / mais si mal. En effet, dans les deux cas, cette confession provient d’un homme interrogé (Mc 8) ou mis en question et poussé dans ses derniers retranchements (Mc 9).
  • Ce qui était un bloc erratique devient un condensé de tout l’évangile, une « mise en abyme » qui suscite chez le lecteur une émotion profonde et durable – car il s’est reconnu, avec tous ses nœuds existentiels, dans cet aveugle en voie de guérison!

 

Prière d’intercession

Nous te prions pour tes enfants, tous les humains, quand ils ne te voient plus….

Nous te remettons ceux qui ne sentent plus ta Présence, parce qu’ils ont été blessés par la vie.

Nous te remettons ceux que nous avons peut-être blessés sans le vouloir, sans le savoir.

Qu’ils puissent Te découvrir, et le baume de ta Présence.

Que nous puissions nous aussi nous laisser atteindre par Toi, et transformer par ton Souffle d’amour. Que nous sachions percevoir ta présence aimante, et la refléter pour autrui.

Sois avec ceux qui doutent, avec ceux qui te crient leur désarroi et leur douleur.

Sois avec l’humanité, avec toute ta création dans la souffrance.

Donne-nous de partager la joie, la confiance et la paix.

Amen.