L’Évangile qui bouscule : le Magnificat de Marie

Prédication du pasteur Jean-Jacques Beljean, temple de Bôle, 22 décembre 2024

Lectures : Ésaïe 8,9-14 ; Philippiens 4,4-7 ; Luc 1,46-55 (base de la prédication)

Chers frères et sœurs en Christ,

N’est-il pas étrange que le texte de l’Évangile de ce jour relate la fin d’une visite apparemment anodine entre deux cousines, au début du 1er siècle de notre ère, deux femmes simples et modestes, Élisabeth et Marie. Étrange, en cette Antiquité machiste, de citer deux femmes en exemple. Et qui plus est n’est-il pas encore plus étrange que l’on parle de cette rencontre à Bôle, 2025 ans plus tard, avec son Magnificat mis dans la bouche de Marie par l’évangéliste Luc ? Et si j’ajoute que ce Magnificat a fait l’objet de mises en musiques célèbres : Monteverdi, Buxtehude, Rachmaninov, Bach ou encore Jacques Berthier de Taizé sous la forme que l’on chante facilement en Église…

Oui, tout cela est étrange, quand on y pense. L’Évangile chrétien est souvent étrange par rapport à d’autres religions, par son aspect surprenant et parfois renversant en ce qui concerne les valeurs.

On a tellement l’habitude, sous nos latitudes, de considérer les vestiges du christianisme comme faisant partie du paysage. Tiens, dans notre paroisse : cinq temples… sur le drapeau suisse : une croix… à Saint-Blaise, village de mon enfance, un temple magnifiquement restauré… à Paris une Notre-Dame flambant… neuve. Oui les signes du christianisme sont bien là. Mais l’Évangile lui-même est-il encore présent ? C’est la question que nous pose le Magnificat dont on chante souvent le début et dont on ignore facilement la suite :  Magnificat, magnificat, magnificat anima mea Dominum

Ainsi, si la rencontre entre Élisabeth et Marie paraît normale et anodine, les paroles prononcées à cette occasion, dont le Magnificat, le sont beaucoup moins.

Dans notre première lecture, tirée d’Ésaïe, l’on a à faire avec un Dieu terrible : « Tremblez, peuples, et soyez écrasés… »  Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Et dans la seconde Paul appelle à la joie et à la bonté… quel changement !

Et chez Luc ? Et dans le Magnificat ? C’est tout un programme qui nous est proposé, un bouleversement des valeurs, des hiérarchies, des traditions et des conventions sociales.

Tout d’abord le fait, relevé plus haut, que Dieu s’adresse à nous par une jeune femme, Marie. Élisabeth s’est déjà exprimée (cf  v. 42-44). Dieu ne confie pas son message à une Dame patronnesse du roi Hérode ou à son mari comme le voudrait l’usage. Ensuite il s’agit d’une jeune femme à la réputation controversée, comme le démontre une polémique datant du 1er siècle et qui parfois fait encore florès aujourd’hui (Metin Arditi, Le bâtard de Nazareth). Et enfin, plus grave encore, la volonté divine s’exprime par la bouche d’une descendante du roi David tombée dans l’insignifiance sociale et habitant Nazareth ! Que peut-il venir de bon de Nazareth! (cf. Jean 1,46).

Mais Dieu l’a choisie, celle qu’on dira aussi bienheureuse. Tout cela est donc très inhabituel car les religions choisissent souvent des personnages puissants pour les incarner. Le choix divin, ici, n’est pas classique et nous donne des indices pour la suite.

Le message qui va nous être transmis nous surprend donc doublement, par la personnalité de la messagère et par le contenu du message. Ce dernier va plus que nous interpeller. Il est perturbant Il ne s’agit rien moins qu’un renversement de perspective en ce qui concerne les traditions morales et sociales et l’ordre économique et politique traditionnel, je cite :

« Il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens-et les riches, il les a renvoyés les mains vides.  Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa bonté, comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. » (Luc 1,51b-55).

La promesse divine est là : comme Il a regardé Marie en son humilité il agira de même pour les humbles, les simples, les pauvres et les opprimés. Donc, si je comprends bien le Magnificat, la volonté de Dieu est que l’on passe de l’injustice à la justice jusqu’à renverser les puissants de leur trône.

Mais, me direz-vous, quelle utopie ! A-t-on jamais vu cela ? L’ordre social ne se renverse pas, il évolue parfois et pas toujours du bon côté… Et tout recommence ensuite, sans changements majeurs car l’être humain préfère inexorablement la conquête et la domination à la justice, au droit et simplement à l’Évangile. Et pourtant …. César fut assassiné, Hitler vaincu, Napoléon exilé et Bachar el Assad mis en fuite…

Le Magnificat nous reste comme un impératif et un appel. Il va continuer de résonner à travers les siècles Le Fils de Marie et du charpentier de Nazareth incarnera cet appel et le mènera à son sommet : donner sa vie pour les autres. C’est bien pour cela que les disciples finiront par reconnaître comme Fils de Dieu celui qui n’a rien d’un roi ou d’un président mais qui est bien l’Envoyé divin qui prêche le renversement des valeurs. Ainsi nous pouvons commencer à croire que les pouvoirs absolus ne le sont pas vraiment et à agir selon la Bonne Nouvelle.

Le Magnificat est donc une menace contre les tyrans, les puissants et les mauvais riches qui ne partagent pas. Il propose une société nouvelle dont l’Église devrait être le modèle comme le déclare Paul aux Philippiens :

« Soyez joyeux d’appartenir au Seigneur et que votre bonté soit évidente aux yeux de tous.» (Philippiens 4,4-5).

Le modèle du Magnificat reste et restera un appel à toutes les générations : non, le mal et le malheur ne sont pas inéluctables ; mal et malheur ne sont pas la volonté de Dieu. Les pouvoirs sont à modérer et les richesses à partager. L’option pour les petits et les humbles traverse tout l’Évangile, pensons aux paraboles, aux Béatitudes, au miracle des pains, ou encore à la totale modeste naissance du Seigneur Jésus dans l’étable de Bethléem, lui  qui sera reconnu Fils de Dieu.

Nous le savons, le voyons et l’expérimentons : l’injustice règne. Elle crucifiera Jésus. Mais en même temps le Dieu de ce même Jésus, par la bouche de l’humble Marie, nous appelle à l’espoir malgré tout, au courage et à l’interpellation des puissants. Car le but de tout cela n’est pas de condamner quiconque mais d’appeler au changement et à vivre déjà du Règne de Dieu qui vient.

Amen