Conférence de Thérèse Glardon donnée à Bôle,
paroisse de la BARC, le 28.09.2022.
Cette appellation de subversion se prête admirablement à ce livre car on s’est de tout temps posé la question : Que vient faire dans la Bible ce recueil de chants d’amour passionné aux accents érotiques et profanes ?
Il remonterait à l’époque hellénistique (3ème s. av. J.-C.), mais il témoigne d’une littérature qui remonte au 3ème millénaire avant notre ère, une poésie d’amour entre dieux et déesses ou entre les humains et les dieux. Le Ct des ct ressemble à un épithalame, un chant composé pour un mariage, où chacun des deux partenaires s’extasie devant la beauté de l’autre et ne tarit pas d’éloges. Car le Ct chante avant tout la beauté physique, voilà qui est unique dans la Bible hébraïque, l’union amoureuse sans souci de procréation, ni même de claire référence à Dieu !
Lorsqu’il a fallu fixer le Canon biblique dans le monde juif au 1er s. de notre ère, (c-à-d décider quels écrits étaient considérés comme inspirés), on assista à des débats tout aussi passionnés que les échanges des amoureux du Cantique – mais sur un autre mode bien sûr. Fallait-il l’accepter ou le bannir ? Car on le chantait gaillardement dans les tavernes et lors des mariages… mais on le trouvait aussi parmi les écrits sacrés des Esséniens de la communauté de Qûmran (2ème-1er s. av.) et on le chantait à la Synagogue lors de la liturgie de la Pâque juive. Au 1er s. de notre ère, Rabbi Aqiba en particulier se fit l’ardent défenseur de l’acceptation du Ct dans les écrits bibliques. Il disait que ce livre parmi les plus courts était celui qui était le plus nécessaire à la Bible, et que le monde n’avait ni valeur ni sens avant que le Ct fût donné à Israël. Il avait perçu que cet amour allait bien au delà d’une relation terrestre, il avait perçu sa dimension transcendante.
En effet, ce livre fascinant est porteur d’un double mystère : le mystère de l’amour humain en lui-même, et le mystère de ce qu’il symbolise : le lien d’amour unique entre Dieu et les siens. En fait, cette histoire d’amour entre deux êtres nous révèle un fol amour divin offert à chacun d’entre nous – « Si vous ne captez pas cela, martelait Rabbi Aqiba, vous ne pouvez avoir part au royaume à venir (c-à-d au bonheur qui vous est préparé) ! » –
Et durant des siècles la controverse a fait rage : les détracteurs du Ct affirmaient qu’il était tout sauf inspiré, qu’il était libertin etc…, bref que cet écrit était bien subversif au sens négatif, que ce n’était qu’un « divertissement de scribes », un commentaire actuel le qualifie de « rêverie de lettrés en mal d’amour » ! Et à la Réforme, Castellion s’est opposé à Calvin pour mettre en garde le bon peuple face au danger de ce Poème qui ne pouvait déclencher que des passions fort peu épurées !
Mais pour que vous puissiez vous-même vous en faire une idée, écoutons-en un extrait : (lire 5éme chant, 4, 1 à 9- livre[1] p. 20)
N’est-ce pas là la beauté de l’amour célébré avec sa dimension physique, sensuelle et charnelle… et avec beaucoup de respect, d’émerveillement, de pureté devant le charme irrésistible de celle qu’il aime ? Je suis persuadée que le premier sens du texte, son sens obvie, évident, est là pour justifier toutes ces dimensions de l’amour humain longtemps dévalorisées, méprisées, suspectées de conduire au péché. Cet amour humain avec ses élans, sa ferveur, ses espoirs, et même ses malentendus et ses incompréhensions, on le verra, est vraiment « bon, beau, réussi », ainsi que le répète le refrain de la Création : Dieu vit que cela était bon (Gn 1). Cet amour humain est divin (Dieu est amour, celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. 1 Jn 4, 17). L’amour humain est même excellent comme l’indique le titre du livre : Le Ct des ct est un superlatif. Non seulement il a pleinement sa place dans le livre saint, mais il a même été comparé au Saint des saints, l’espace le plus sacré du Temple ! Il vient revaloriser nos histoires à nous, nos entreprises d’amour que nous estimons parfois bien imparfaites, bien pauvres et balbutiantes…
Je crois que ce livre vient justifier cet amour, là où il a été sali, défiguré, piétiné, et ce depuis l’aube de l’humanité, si l’on en croit les récits de violences, de vengeances, les histoires scandaleuses d’abus et de viols, que la Bible ne craint pas de rapporter.
La valeur du couple en lui-même
Subversion positive cette fois : à l’époque du Ct, les peuples voisins d’Israël avaient de l’amour une conception utilitaire, leurs religions instrumentalisaient la relation sexuelle pour assurer l’abondance de la récolte et la fertilité des troupeaux. Le roi s’unissait à la prêtresse pour symboliquement féconder la terre. (lire citation de J. Lys, livre p.127-128)
Or ici dans le Ct, rien de tout cela, on voit « un couple qui s’aime, comme dit A-M Pelletier, dans une relation d’égalité et de liberté, l’un face à l’autre, l’un pour l’autre, d’un amour où le charnel est spirituel et où le spirituel est incarné ». Le couple est envisagé en lui-même et pour lui-même (cf Gn 2, 24).
Pour l’époque, cette conception est subversive car elle nous présente « l’accomplissement sain et heureux d’un amour partagé – un amour unique et exclusif dans une société où régnait la polygamie et la domination de l’homme sur la femme. » Ben Sira l’affirme au 2ème s. av. J.-C. : « la position subordonnée des f. juives à l’époque est fortement marquée et évidente »(livre p. 128). On était dans un contexte socio-religieux franchement patriarcal, même si l’influence hellénistique offrait certains espoirs d’émancipation, ceux-ci ne concernaient que quelques exceptions. Le divorce existait, certes, mais il était bien loin de favoriser l’égalité, car l’homme pouvait répudier son épouse pour quasiment n’importe quelle raison futile, comme par ex. si elle avait mal fait la soupe ! La femme se voyait confinée à un rôle domestique, et réduite à une fonction de reproductrice.
En lisant le Ct on devine cet arrière-fond patriarcal que je présenterai à l’aide de 2 exemples : – « Elle » se présente : (1, 5-6, livre p. 45-46). La figure paternelle est absente du Ct, mais ses frères à elle font la loi. Sans raison apparente ceux-ci l’ont forcée au dur travail de la vigne en plein soleil et l’ont privé de l’usufruit de son héritage à elle : ma vigne à moi je n’ai pas pu la garder (1, 6).
Alors que de nuit « elle » se lance seule dans la ville à la poursuite de son aimé qui l’a quittée brusquement et sans explications, elle est frappée et violentée par la patrouille des gardes supposés protéger la ville. En général, les traductions édulcorent : Ils m’ont arraché ma mantille ou mon voile (5, 7) ; non il s’agit du seul vêtement, que dans sa hâte elle avait enfilé. Je n’ai trouvé aucun commentaire qui proteste franchement ! Et pire encore, certains commentateurs accusent la victime : la jeune femme aurait dû ouvrir immédiatement au jeune homme quand il est venu à sa porte ! Tout est de sa faute à elle !! Alors mon livre ne se tait pas sur cet épisode de violence sexualisée faite aux femmes, abus qu’il convient de dénoncer à notre époque du #Metoo.
Une pleine égalité
Le pire est que l’on a justifié ce régime de patriarcat à l’aide de la Bible durant des siècles. Aujourd’hui encore, malgré des évolutions nécessaires et bienvenues, l’Église et la société peinent encore à s’en libérer. C’est sur cet arrière-fond que le Ct offre la perspective innovante d’une image du couple basée sur la pleine égalité.Heureuse subversion !
Car dans ce livre, tout ce qui est dit de Lui, le Bien-aimé, l’est dit d’Elle aussi, la Bien-Aimée. Tout ce qu’il fait, elle le fait aussi. Pas de différences, mais une belle symétrie d’actions et de paroles et. En voici un exemple :
Lui : Que tu es belle, ma compagne, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes derrière ton voile ! (4, 1)( compagne non au sens actuel : mais au sens de « mon égale, celle qui marche à mes côtés, ma partenaire, ma toute-proche » !)
Elle : Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es doux et délicieux ! (1, 16). Tout en toi est séduisant, tout en toi n’est que charme (5, 16a)…
Elle aussi vantera la beauté de ses yeux à lui : Tes yeux sont comme des colombes se baignant dans du lait et reposant en plénitude (5, 12).Elle aussi déclarera tout à la fin qu’il est son compagnon , mot rare et tardif, dans la Bible, qui souligne l’entière réciprocité entre les deux partenaires.
Tour à tour l’un entraîne l’autre, l’un initie l’autre, pas de rôle passif côté féminin et de caractère actif et entreprenant côté masculin. Lui : Lève-toi, viens mon amie, ma belle (2, 10)… – Elle : Viens, mon bien-aimé, sortons, allons dans les champs, passons la nuit parmi les fleurs de henné ! (7, 2)
Le Ct met aussi en valeur chez l’homme des qualités longtemps considérées comme purement féminines – donc méprisables pour l’époque: la beauté, le charme, la douceur, la simplicité et la candeur, la pureté et l’innocence. Ici elles sont attribuées à l’homme comme à la femme, et la principale caractéristique de lui, le bien-aimé, est qu’il est plein de douceur, de paix (5, 12. 16) ; il l’emmène parmi les lys (6, 2-3).
Autre remarque : avant que l’on ne parle de libération de la femme, le Ct nous présente une héroïne entreprenante dans ses actions : elle s’assure elle-même son indépendance financière (8, 6). Elle est même présentée sous des traits guerriers. Il dit qu’elle est belle et jolie, et redoutable comme une armée rangée en bataille ! Détourne de moi tes yeux car ils me font la guerre …(6, 4-5) Il se dit même être un roi enchaîné à ses boucles (7, 6). Bref, aujourd’hui on s’exclamerait comme dans la chanson connue : « Elle est terrible » !
Le désir n’est pas un piège
Curieusement, c’est même elle, qui par la libre expression de son désir ouvre le Ct. Écoutons le Prologue :
Qu’il m’embrasse éperdument !
car tes caresses, tes étreintes sont meilleures que le vin
et meilleures que la senteur de tes parfums ! (1, 2-3a)
Qu’il me couvre de ses baisers (autre traduction pour 1, 2a) :est-ce une introduction sage et convenable pour un livre biblique ? Voilà qui est bien subversif !
Laisser toute latitude au désir féminin de s’exprimer en premier lieu, voilà encore qui est unique dans l’Écriture! Et même dans notre société, après avoir été longtemps tabou, ce n’est que maintenant qu’on accorde enfin à ce désir l’attention qu’il mérite. Dès les premières pages de la Bible, on a interprété le désir comme étant suspect. Rappelez-vous la Genèse : on pourrait croire que c’est le désir de la femme (traduit même par avidité) qui a dévoyé l’homme avec la fameuse « pomme » … – mais non ! Le texte ne dit pas cela, il serait trop long ici d’entrer en matière, ce sera dans mon prochain livre. Et quand Dieu déclare en conséquence : ton désir se portera vers ton mari, mais lui dominera sur toi (Gn 3, 16b) ce n’est ni une recommandation ni une punition de Dieu, mais bien au contraire, ce n’est que sa triste constatation d’une amère réalité. Ce n’est donc pas une justification théologique de la domination masculine qui hélas s’est perpétuée durant des siècles.
Dès le départ, « elle » la femme, était toujours perdante : écoutons les traductions : on l’appellera femme ishah car elle a été prise de l’homme ish ! Mais c’est l’homme qui parle ici (Gn 2, 23) et il voit la femme à partir de lui-même. Il se voit premier. Or le texte hébraïque mentionne juste auparavant (Gn 2, 21) que la femme a été bâtie par Dieu d’un côté de l’être humain (et non pas d’une côte de l’homme). Car, dans les ch. 1 et 2 de Gn, lorsqu’ il est parlé d’adam, il ne s’agit pas de « Monsieur Adam », mais d’un nom commun qui désigne l’être humain homme et femme. Ainsi homme et femme sont deux côtés de l’être humain ; ils ne sont pas présentés en ordre hiérarchique, mais côte à côte !
En Gn 2,23, lorsque l’homme, par sa première déclaration, annexe pour ainsi dire la femme, celle-ci ne dit mot, et « qui ne dit mot consent ». Or ici dans le Ct, c’est sa parole à Elle qui ouvre le livre et qui le ferme : elle aura le dernier mot de l’histoire, on va le voir. Et c’est son désir à Elle, qui tout au long des chapitres va faire rebondir l’intrigue.
Et adorable subversion : le fameux désir initial de la femme qui avait tout gâché et qui a été utilisé pour justifier sa soumission face à l’homme, ici grand renversement dans l’avant-dernier chapitre : c’est son désir à lui qui se porte vers elle (7, 11). Ce désir passionné (mot qui n’apparaît que 3 fois dans l’AT, dont en Gn 3) réapparaît ici pour dire qu’il s’effectue non plus dans le sens du féminin vers le masculin, mais du masculin vers le féminin. L’attirance intense que le bien-aimé éprouve envers elle, vient par cette toute petite phrase, opérer un renversement qu’on se garde en général de faire remarquer. Silencieusement, l’amour du Ct instaure une relation nouvelle qui annule toute confiscation du pouvoir de l’un par l’autre, une relation de couple basée sur une entière prise en compte des deux partenaires, sur leur égalité en dignité, et sur un entier respect mutuel.
Et donc plus largement, ce livre délicieusement subversif vient augurer la perspective de relations interpersonnelles fondées non sur le genre, ni sur le statut social (roi/berger) ou l’appartenance religieuse ou ethnique, mais sur la dignité de la personne en tant que telle. Prise de conscience que corroborera le NT : « Il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, mais vous êtes tous un en Jésus-Christ » (Ga 3, 28).
Respect et liberté
Adorable subversion, le Ct montre un amour qui dégage un espace où chacun des deux partenaires peut devenir pleinement lui-même, car paradoxalement ce lien rend libre et révèle l’autre à lui-même. Au ch. 2 quand l’aimé vient retrouver sa belle, en sautant et bondissant par-dessus les collines, il n’enfonce pas la porte, mais malgré toute son ardeur à la retrouver, il s’arrête et attend discrètement derrière le mur de la maison, il guette son aimée et lui déclare :
Lève-toi, mon amie, ma belle,
Va, de toi-même, pour toi-même et vers toi-même ! (2, 10) :
lekhi lakh ! L’hébreu du texte utilise au féminin la même expression que le lekh lekha de l’appel d’Abram en Gn 12,1 : Va pour toi = pars de ton pays, de ta famille…
L’aimé lui signifie son attachement : mon amie (mon vis-à-vis), ma belle, mais il ne s’empare pas d’elle, il ne la contraint pas à le suivre. Son affection la renvoie à la source de sa force en elle : Lève-toi, (Qoûmi ! =ressuscite !). N’aie pas peur, ma colombe qui te caches au creux du rocher (2, 14a) ; oui, sors et prends ton envol vers moi, mais c’est toi qui le décideras ! Il ne l’appelle à venir vers lui, mais à aller vers elle-même, vers sa vraie personne, qui va se révéler au travers de l’amour inconditionnel qu’il lui témoigne (livre p.80) : Fais-moi voir tes visages !(2, 14b) =Fais-moi découvrir toutes les facettes de ta personnalité ! Ta voix est douce et ton visage ravissant (2, 14c) :il lui révèle sa beauté unique, celle que lui voit en elle.
Mais il attend qu’elle soit prête : N’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour avant qu’elle le veuille ! Avant son bon plaisir à elle ! (2, 7 ; 3, 5 ; 5, 8 ; 8, 4). Et non pas comme dans la LXX que suivent certaines traductions, et qui se révèle machiste par moments : avant qu’il le veuille !) Ce refrain revient souvent dans le Ct et montre qu’il ne fait preuve d’aucune mainmise ou emprise sur elle ! Même lorsqu’il arrive impromptu à sa porte, tout ruisselant de la pluie de la nuit, il la supplie : Ouvre-moi, mon aimée, ma colombe, ma parfaite ! (5, 2) Et alors qu’elle tarde à répondre, il se retire discrètement. Lorsqu’elle ouvre, il a disparu. Elle bondit alors à sa recherche en courant et criant dans les rues de la ville… C’est alors qu’elle prend pleinement conscience de l’intensité de sa passion pour lui. (Cf. 3, 2c : je l’ai cherché et ne l’ai pas trouvé et 5, 6c : je l’ai cherché, lui, et ne l’ai pas trouvé, lui, … Mon être, mon âme est sortie (pour aller à sa suite, avec lui) tandis qu’il me parlait (5, 6b).
Paradoxalement, c’est quand il n’est plus là, qu’elle le trouve. En fait les deux amants se retrouveront et s’aimeront pleinement… et l’on s’attendrait à un happy end du style : ils vécurent heureux… Pourtant, à la fin du Poème la dernière parole qu’elle lui adresse est celle-ci : Fuis mon amour ! (8, 14a) Étonnante parole pour celle qui au tout début s’écriait : Qu’il m’embrasse éperdument ! Qu’est-ce que ce renversement, cette fin énigmatique d’une histoire d’amour ? En fait, elle ne se sépare pas de lui, puisqu’elle lui déclare qu’il est toujours son aimé. Mais elle ajoute : Sois semblable à toi-même (et pour toi-même), (sois) pareil à la gazelle ou au jeune faon sur les montagnes embaumées !(8, 14b)
Elle le renvoie à lui-même : deviens toi-même, pareil à ces jeunes animaux en liberté, tendres et bondissants… Cette allusion discrète au nom divin que l’on entend quatre fois dans le Ct (2, 7 ; 3, 5 ; 5, 8 ; 8, 4) dans l’adjuration : par les gazelles et par les biches sauvages …signifie qu’elle lui dit : « Deviens qui tu es profondément, selon cette image divine inscrite au fond de toi. Garde la légèreté de ton être, l’aspiration de ce souffle infini qui t’anime ! N’enfouis pas la pleine capacité de ton potentiel, ne t’enferme ni dans un rôle ni dans un idéal ! » Ainsi à son tour, elle le révèle à lui-même.
Adorable subversion ! Le Ct nous livre un ultime secret, l’amour vrai n’est aucunement captateur. Il étoufferait dans les enclos de bonnes intentions et de sages précautions qu’on tenterait de lui offrir pour le préserver.
Elle lui prouve son attachement en lui offrant la liberté de devenir lui-même. Dans cette dernière scène, on imagine notre héroïne les mains ouvertes en geste d’oblation, comme pour offrir celui qui lui est le plus cher et le renvoyer vers ces montagnes éternellement embaumées, comme vers un temple où les parfums montent en offrande.
Mais elle a aussi les mains ouvertes pour le recevoir à nouveau ; peut-être n’a-t-elle jamais été aussi proche de lui ainsi que l’évoque le psychanalyste Massimo Recalcati dans son livre « Retiens le baiser » :« L’amour qui dure ne se fonde pas sur la fusion des deux, mais sur l’éloignement… la solitude des deux…, ou selon la formule de Nietzsche, non sur une marmelade empathique, une intimité sans désir, mais une amitié stellaire, une intimité des lointains ». Pour Proust, l’aimé est toujours un « être en fuite » ; on le souhaite fidèle, mais par choix et non par obligation. Recalcati conclut : « Le mystère du corps de l’autre n’est jamais résolu, l’intimité ne se laisse pas dérober par la familiarité, la fidélité n’est pas le fruit du sacrifice, mais une ivresse, un vertige, la persistance d’une force et d’une énigme ».
Incarnation, nature et créatures
J’espère que ces quelques aperçus sur Ct vous donneront l’envie de le lire. Un autre des aspects de sa modernité – ou de son caractère prophétique – est de mettre en évidence le rôle des sens, montrant que le charnel a une dimension spirituelle et que le spirituel est toujours incarné. « Les deux sont inséparables », fait remarquer Dietrich Bonhoeffer. C’est le livre biblique où l’on parle le plus du goût (vin, fruits, élixir) et des parfums (essences souvent mentionnées dans leur diversité, même s’il l’on ne possédait pas à l’époque les précisions botaniques nécessaires), il fait la part belle au corps, à l’esthétique, mais sans artifices ni affectation, je dirais : naturellement. Le sensoriel et le sensuel participent pleinement à l’éveil spirituel et ouvrent sur le mystère de l’autre, sans ou avec Majuscule. « Je me demande, dit le théologien Andréas Losch, si le défi pour nous, chrétiens d’aujourd’hui, n’est pas de redécouvrir la corporéité passionnée du Ct des ct ».
D’ailleurs dans le NT, la venue du royaume est bien inaugurée par le vin des noces de Cana et par l’ivresse de l’Esprit le jour de la Pentecôte ! Sans parler de la perspective eschatologique : le Royaume qui vient se laisse entrevoir au travers d’un banquet, d’un festin !
Il faut mentionner aussi la poésie, les images, la musique du texte hébraïque (v.1-3 lus en hébreu) qui résonne comme une invitation à la danse ou à la farandole. Tout invite à l’émerveillement, à la contemplation et à l’ivresse du mystère.
La nature et ses créatures ne font pas simplement partie du décor : ils participent à l’idylle des amoureux, ils leur procurent un lieu sécurisé où exprimer leur flamme, la création devient l’ espace sacré qui remplace le Temple. Notre lit, c’est la verdure pleine de fraîcheur ! (1, 16b) : ce qui soutient leur relation, c’est le lien avec la création, le vivant dans sa concrétude. Leur amour influence positivement le créé qui se met à fleurir sous leur pas. La nature le perçoit, elle répond à l’amour par l’amour !
Les animaux sauvages sont plus que de simples créatures : dans leur vivacité et leur légèreté, leur promptitude à apparaître ou disparaître sans que l’on sache pourquoi, ils deviennent signes et symboles pléniers de la présence divine ! Comme dit précédemment, les gazelles et biches sauvages (de genre féminin) ‘ayelot outseva’oth évoquent en hébreu le nom d’‘Elohei tseva’oth : le Dieu de l’univers.
Adorable subversion divine
Adorable subversion finalement que ce Ct où Dieu choisit le langage amoureux d’un couple humain pour nous déclarer son amour ! Alors que cet écrit ne fait pas clairement mention du nom de Dieu, il en est rempli par la célébration de l’amour. Car c’est bien le sens allégorique de ce livre qui avait été perçu dès l’origine : au travers d’un couple qui s’est dit oui, Dieu fait part de son rêve, de son désir d’alliance avec son peuple, union du Christ avec son Église, et de la Divinité avec toute l’humanité. Sans aucune visée polémique ou didactique à la base, le Ct recentre la révélation biblique sur la primauté de ce lien d’indéfectible tendresse. Il s’agit non pas de commandements à accomplir ou de valeurs à défendre ni même de morale à préserver, mais de s’ouvrir d’abord à un amour divin incompréhensible, de réaliser que chacune, chacun de nous peut se glisser dans le personnage féminin du Ct et devenir la bien-aimée, la préférée.
L’image divine qui transparaît au travers du personnage du bien-aimé est celle d’un Dieu qui se fait humble, désire ardemment notre amour et fait de nous le sommet de sa joie !… Tout en respectant entièrement notre liberté. Il nous attend sans jamais nous contraindre… (voilà qui contraste avec certaines paroles des livres prophétiques avec leurs reproches réitérés d’infidélité…) Le Ct reflète le Désir divin exprimé dans ces écrits : Je deviendrai leur Dieu, et ils deviendront mon peuple (Jr 7, 23 ; 31, 33 ; Os 2, 25), qui se réalise dans l’Alliance du Ct: Mon bien-aimé est à moi, et moi, je suis à lui (2, 16 ; 6, 3 ; 7, 11 : n.b. l’évolution des termes en ces trois occurences).
Un amour qui nous grandit
A travers des descriptions émerveillées des amoureux l’un de l’autre, transparaît un regard divin si positif à notre égard ! Unique est ma colombe, ma parfaite ! (6, 9a) Tu es toute belle, en toi pas de défauts ! (4, 7)
Mon bien-aimé, que tu as de charme et de douceur ! (1, 16a)
Reflets d’un accueil inconditionnel : quelqu’un ose croire en nous, voilà qui nous grandit. Et l’on se sent devenir meilleur, on a envie d’aimer en retour ! Voilà qui est à l’opposé d’un certain discours religieux moralisateur qu’une de mes amies définit comme « le religieusement correct, qui nous a formatés à nous sentir coupables, pécheurs, indignes, bref, mauvais ! », ou encore la critique acerbe et destructrice de notre éducation, de notre société, autour de nous, et last but not least : en nous-même, notre auto-dévalorisation, avec la peur qui la sous-tend ! Il faut au contraire, comme dit St Silouane, « tout considérer au travers du prisme de l’Amour : combien Dieu aime l’être humain et combien il le magnifie ». Ce ne sont pas nos efforts et nos bonnes résolutions qui nous transforment, mais c’est cet amour-là reçu et donné qui nous confère la capacité de grandir au travers de tous les aléas de notre existence ; cet amour-là possède une puissance transformante, il transmet cette énergie incroyable dont fait preuve la femme du Ct, la Shoulamith : celle qui est parvenue à l’accomplissement en se laissant remplir de paix, combler de plénitude.
En conclusion, puisque comme le dit le célèbre exégète Paul Beauchamp : « L’amour est un jaillissement et une liberté qui le font précisément échapper à la loi », se pose alors la question : qu’est-ce qui vérifie la qualité de cette relation qui va bien au-delà de la simple aventure romantique ?
L’aune qui vérifie la qualité de cet amour-là est qu’il est pur, exigeant, désintéressé, il cherche le bien de l’autre. Il ne s’impose pas, il se donne et il triomphe car, dit la bien-aimée :
Il est fort, aussi fort que la mort, sa passion s’avère inflexible ;
ses flèches sont des flèches de feu, une flamme de Yah ! Une flamme divine ! (8, 6)
Adorable subversion que celle-là, au sens littéral cette fois !
[1] Thérèse Glardon, Cet amour qui nous grandit, Dialogues avec le Bien-Aimé dans le Cantique des cantiques, Labor et Fides, 2020.