Dans les ténèbres, l’espérance

Culte du 1er dimanche de carême, célébré au temple de Bôle.

Carême: un temps particulier dans l’année liturgique puisqu’il signifie cheminement sur les pas du Christ, mais aussi cheminement intérieur et bouleversant qui occasionne certaines prises de conscience et remises en question. Mais nous ne sommes pas seuls sur ce chemin.
C’est le Seigneur lui-même qui vous accueille et vous salue.

Lectures bibliques: Job 14, 7-10; Jean 12, 20-26; 1 Corinthiens 1, 18-25

Depuis quelques jours nous sommes entrés dans le temps du carême, et bien que nous n’en soyons qu’au début, nous savons pertinemment où ce chemin nous mène. Il nous conduit au pied de la croix du Christ, mais pas seulement. Sur ce chemin, et au vu de la situation actuelle de notre monde, c’est aussi à notre propre vie que nous pensons. A notre propre devenir, car aussi désagréable soit cette pensée, c’est inévitablement, fatalement, vers notre propre mort que nous marchons. L’inéluctable vu de face, sans artifice quelconque.

« Or il reste toujours de l’espoir pour un arbre:
si on le coupe, il peut se mettre à repousser,
il ne manquera pas de produire un bourgeon.
Même si sa racine vieillit dans la terre,
et si sa souche paraît morte dans le sol,
l’odeur de l’eau suffit pour qu’il reprenne vie
et pousse des rameaux comme s’il était jeune.
Quand l’homme meurt, par contre, il est privé de force.
Que devient-il, une fois qu’il a expiré?»

Voici ce qu’Olivier nous a lu, ce sont les dires de Job, ce juste souffrant par excellence, dont les disputes avec Dieu sont célèbres à plus d’un titre : ils font partie des textes les plus impressionnants de la Bible.

Les paroles de Jésus dans l’Évangile de Jean, quant à elles, sont presque en contradiction avec celles de Job : « Oui, je vous le déclare, c’est la vérité: un grain de blé reste un seul grain s’il ne tombe pas en terre et ne meurt pas. Mais s’il meurt, il produit beaucoup de grains. Celui qui aime sa vie la perdra, mais celui qui refuse de s’y attacher dans ce monde la gardera pour la vie éternelle ».

Job, dans sa réflexion, fait une opposition entre la plante et l’être humain : L’homme n’est pas comme l’arbre, il n’y a pas d’espoir pour lui. L’arbre peut reprendre vie, mais l’homme, quant à lui meurt, privé de force. La question qui reste est de savoir ce qu’il devient ensuite.

Jésus dans une même réflexion affirme que l’homme est comme le grain de blé qui doit mourir pour porter des fruits.

Évidemment, je ne vais pas vous dire qui a tort ou qui a raison ! Qui suis-je pour me permettre de trancher !

Non, ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est de savoir d’où vient une telle différence dans la façon de regarder la même chose, à savoir : la mort.

Peut-être que nous comprendrons plus aisément la position de Job si je retrace rapidement la pensée du judaïsme de son époque. Nous sommes alors en 400 avant J.-C. environ. Et à ce moment-là, le peuple hébreu ne connaît pas l’idée de la résurrection. C’est un concept qui est totalement absent de sa pensée. Pour lui, la mort est vraiment la fin de tout. Elle conduit au shéol, autrement dit, le néant : une place sans confort, où tous, justes et criminels, rois et esclaves, pieux et impies se retrouvent après leur mort pour y demeurer dans le silence et redevenir poussière.

2400 ans environ plus tard, nous voici nous, confrontés à ces deux textes. Et malgré nos 2000 ans d’héritage chrétien, nous nous sentons plus proches des paroles de Job que de celles de Jésus. Nous comprenons fort bien ce que sous-entend Job. Il est homme comme nous sommes hommes, confrontés à une réalité au caractère absolu, définitif. Opposées aux paroles de Jésus qui paraissent plus énigmatiques, il est évident qu’elles font plus le poids. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui nous rend si proche de Job ?

Ce qui motive les paroles de Job, de par son histoire, son expérience de vie, c’est un sentiment que nous connaissons tous parce qu’il existe depuis le début de l’humanité : c’est le désespoir.

Job a tout  perdu: Ses richesses, ses enfants, sa santé, ses amis, et tout cela sans aucune raison apparente. C’est le drame de la vie de Job. Cela étant dit, il faut ajouter qu’à aucun moment la mort n’est une alternative : jamais dans le livre de Job, il n’y a l’idée de mettre fin à son sort. La mort n’est que l’irrévocable confirmation d’une réalité où tout lien a cessé d’exister. Or, jusqu’au bout Job entretiendra le lien avec son Dieu même si c’est un lien empreint de colère et de révolte.

Et encore une fois, cette manière de voir la mort comme ultime rupture, comme absurdité, nous est habituelle. La guerre actuelle en Ukraine, mais toute guerre quelle qu’elle soit, se fait l’écho de ce sentiment d’absurdité extrême. Ou encore, nous avons tous en mémoire des exemples de ces départs incompréhensibles, inacceptables qui nous laisse le goût amer du non sens.. Alors surgissent les pourquoi ? Pourquoi lui, pourquoi elle, pourquoi comme ça, pourquoi si tôt alors que toute une vie aurait dû s’ouvrir devant eux ? Pourquoi de telles violences, de tels actes de terreur ?

Vous vous en doutez, je n’ai pas de réponse à ces questions, et je crois qu’il est impossible d’en donner qui soient vraiment justes. Mais le fait qu’il existe, dans la Bible, des livres comme Job où se dit le désespoir de l’homme face à ces événements absurdes me permet d’accepter plus facilement ma propre incompréhension, ma propre incapacité à trouver des réponses.

 

Et puis il y a Jésus et ses paroles aussi mystérieuses soient-elles. « Un grain de blé reste un seul grain s’il ne tombe pas en terre et ne meurt pas. Mais s’il meurt, il produit beaucoup de grains. Celui qui aime sa vie la perdra, mais celui qui refuse de s’y attacher dans ce monde la gardera pour la vie éternelle. »

Jésus laisse entrevoir une nouveauté. La mort peut avoir un sens. Il parle d’espoir : le grain doit mourir pour porter des fruits. Et cette mort ne serait qu’une transformation.

Mais il y a plus encore : le grain qui refuse de tomber en terre et de mourir reste un seul grain, il ne porte pas de fruits. Il reste seul. Etonnamment, ici, la solitude, l’absence de lien, la non-relation est lié au refus de mourir autrement dit, lié à la vie, tandis qu’avec Job, mais aussi dans nos fors intérieurs, souvenez-vous, c’est la mort qui met fin à toute relation et non pas la vie.

Difficile à avaler, difficile à croire que la mort pourrait avoir un sens.

A plus forte raison si nous pensons à toutes ces morts ignobles sous les canons humains, sous la torture qui prend tant de formes diverses et variées.

Et nous voilà plongeant notre regard au plus profond des ténèbres de l’existence humaine…

Et là, au plus profond des ténèbres, si nous regardons plus intensément, il y a quelque chose, comme un rai de lumière. A tout exemple de barbarie humaine, il y avait et il y a sans doute encore des hommes et des femmes qui ont osé dire non. Qui se sont opposés, qui ont protesté, et qui, souvent, l’ont payé de leur vie. Leur résistance ne rendait pas moins affreux les crimes commis, mais leur exemple nous rend possible l’espoir que cette horreur, ces cruautés ne sont pas tout. En Allemagne nazie, il y avait, parmi d’autres, le pasteur Dietrich Bonhoeffer mort pour avoir résisté contre les puissances de son temps.

Aujourd’hui, des formes nouvelles et variées de résistance sociale voient le jour en Amérique latine pour faire face aux abus des firmes multinationales, et dans leurs rangs on compte des hommes et des femmes portés disparus. Demain, nous nous souviendrons de tous ceux qui aujourd’hui résistent au pouvoir russe, de tous ceux qui au nom de la liberté et de la démocratie tombent sous les balles ennemies.

Sans leur exemple, la réalité déjà affreuse serait encore moins supportable. Leur mort a un sens. C’est le sens du martyre certes : mais dire non, rester humain au milieu de l’inhumanité et rendre ainsi témoignage d’une espérance malgré une réalité désespérante est un signe d’espoir pour tous.

Par sa mort sur une croix, une mort absurde et violente, paradoxalement Dieu dit non à toute forme de violence et d’oppression. Du fait qu’il ait souffert lui-même, Dieu se met aux côtés de ceux et de celles qui souffrent. Il porte nos souffrances et nos douleurs. La mort de Jésus même peut alors prendre sens pour nous.

Mais là, à vrai dire, nous n’avons pas encore quitté la perspective de Job : la mort peut avoir un sens, même si l’on fait abstraction d’un éventuel au-delà.

Mais ce que dit Jésus avec son grain de blé va plus loin. Ici, la mort n’est pas une fin, mais une étape nécessaire sur le chemin d’une transformation tout autant nécessaire. Bien sûr, c’est la perspective de Pâques qui se fait entendre dans la parole du grain de blé. Pas encore comme réalité visible, pas dans le triomphe, pas dans la gloire, mais comme un germe d’espérance caché. Certains disent « pas de Pâques sans vendredi saint » pour protester contre ce qu’on appelle une « théologie de la gloire ». Ils ont bien raison, mais voyez-vous, le contraire est vrai aussi : pas de vendredi Saint, pas de Carême sans déjà une toute petite trace de Pâques.

La résurrection fait partie de notre espérance, pas de notre expérience – tout du moins pas encore.

Mais dans les limites de notre condition humaine, il y a du comparable. Combien de citations de grands sages de tout bord et de tout horizon invitent à laisser derrière soi le passé pour s’ouvrir à la nouveauté qui peut surgir du lendemain ? Notre Église elle-même nous invite constamment dans sa pratique à nous ouvrir à une réformation constante, nous invitant donc à laisser derrière nous ce qui a été et bien été pour laisser émerger un renouveau possible et nécessaire. Sans cesse la vie nous appelle à nous ouvrir sur un devenir encore inconnu mais prometteur dès lors que nous savons nous délester des poids du passé.

Faut-il alors que meure ce qui est pour que naisse ce qui n’est pas encore ?

Et l’on retrouve dans cette question non seulement notre grain qui doit mourir, mais tous nos moments de changement, de transition, de transformation.

Des enfants qui grandissent et quittent la maison parentale, des changements professionnels, le début de la retraite, un déménagement, une séparation, la mort d’une personne aimée – et finalement notre propre mort. Combien de fois entendons-nous dire qu’il « faut faire le deuil » de quelque chose ? C’est devenu une expression très à la mode aujourd’hui, qui se dit facilement, si facilement que nous avons tendance à oublier que vivre un deuil est beaucoup moins évident que de parler du deuil. Car entre l’état ancien, confortable parce que bien connu et la nouvelle vie qui devient possible, entre le « ne plus » et le « pas encore », il y a toujours un moment douloureux et angoissant d’obscurité et de vide. Le grain de blé tombe dans le noir, et le noir reste noir. Est-ce qu’il sait qu’il est en train de se transformer, que les ténèbres ne sont pas tout ? Le germe de l’espérance est si fragile, si peu visible dans tout ce noir – pourtant, il est là.

Dans sa souffrance, Jésus accompagne toutes celles et ceux qui souffrent. Dans sa mort qui porte en elle déjà le germe de la résurrection, il nous encourage à vivre sans crainte les deuils, petits et grands, qui jonchent notre vie humaine, avant que nous puissions vivre notre dernière transformation pour être enfin avec Lui. La croix, signe d’impuissance complète, peut ainsi devenir plus forte que les hommes, car elle se dresse contre l’angoisse et le désespoir, contre tout ce qui sépare l’homme de Dieu. Elle devient lien entre le Ciel et la terre, arbre de vie, elle porte des roses, elle porte du fruit en abondance.

Amen.

Prière d’intercession

Dieu de vie
Toi qui as réconcilié le monde et l’humanité par ton fils,
Aie pitié de tes créatures, qui continuent à répandre la guerre et la mort.
Une fois de plus des populations civiles sont prises en otage et victimes directes des soifs de pouvoir de quelques-uns,
Aie pitié de nous.

Protège ton peuple partout où il se trouve, fais se lever la voix de ton Église ici et là-bas pour que cessent cette folie et cet aveuglement.
Donne-nous à tous le pouvoir et le courage de ne pas succomber à la haine, l’injustice et la violence. Préserve-nous des jugements superficiels, rends-nous solidaires des victimes.
Donne-nous la force de vivre dans la vérité de ta paix,

Nous te prions pour les peuples de Russie et d’Ukraine,
pour leurs dirigeants, pour les fidèles et les responsables de leurs Églises et de leurs communautés religieuses. Renforce leur solidarité et leur générosité.
Nous te prions pour nos gouvernements en Europe et dans le monde, afin qu’ils mettent tout en œuvre pour arrêter cette agression.
Renforce entre les chrétiens les liens de la paix et du respect.
Protège-les des préjugés, de la manipulation et de l’instrumentalisation.
Donne leur ta paix.
Dieu, nous t’en prions, protège ton peuple en Ukraine et en Russie.

Au nom du Christ,
Amen