Les deux rives du lac, ou : Nous… et les autres

 

Lecture de Marc 8,14-21

Ils avaient oublié de prendre des pains. Ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans le bateau. 
Lui leur faisait cette recommandation : Ouvrez l’œil et gardez-vous du levain des pharisiens et du levain d’Hérode. 
Ils raisonnaient entre eux, parce qu’ils n’avaient pas de pains. 
Il s’en rendit compte et leur dit : Pourquoi raisonnez-vous en vous disant que vous n’avez pas de pains ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous ne saisissez pas ? Etes-vous donc obtus ?

Vous avez des yeux, et vous ne voyez pas ? 

Vous avez des oreilles, et vous n’entendez pas ?  Ne vous rappelez-vous pas, lorsque j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien de paniers pleins de morceaux vous avez emportés ? — Douze, lui répondent-ils.
Et quand j’ai rompu les sept pour les quatre mille, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? — Sept, lui répondent-ils.
Et il leur disait : Vous ne comprenez pas encore ?

Pensons au lac de Neuchâtel. Il s’est révélé menaçant ces derniers jours, mais d’habitude, il est assez calme. De l’autre côté, les cantons de Vaud et Fribourg, des cantons amis. Le lac ne représente pas une barrière, mais un moyen de communication. Dès l’Antiquité, ce ne sont pas les lacs ni les mers qui séparent, mais plutôt les déserts.

Qu’en est-il du lac de Génézareth, appelé aussi mer de Galilée ? Aujourd’hui, il représente la frontière entre deux peuples ennemis : israéliens et syriens. Autrefois, il constituait également une frontière : celle qui séparait juifs et païens. On imagine tout le mépris qu’il pouvait y avoir entre circoncis d’un côté et incirconcis de l’autre…

Le verset qui précède le récit figurant en Marc 8,14-21 (3e traversée du lac) localise clairement la scène : « Puis il les quitta, remonta dans la barque et partit vers l’autre côté du lac. » L’épisode a donc lieu « dans la barque » (Mc 8,14). Il y est question de levain et de pains. Ne comprenant pas les propos du maître, les disciples se retrouvent devant une série impressionnante de questions – huit en tout, dont six sans réponses. Tout l’épisode est donc placé sous le signe de l’interrogation.

Dans le passage parallèle de Matthieu, le récit se termine sur cette phrase : « Alors les disciples comprirent qu’il ne leur avait pas dit de se garder du levain utilisé pour le pain, mais de l’enseignement des Pharisiens et des Sadducéens. » N’oublions pas que, dans le premier évangile, les disciples représentent déjà l’Eglise. En revanche, dans le deuxième évangile, ils sont constamment déphasés et deviennent une figure de la « lenteur à croire » propre aux humains. C’est pourquoi le récit de Marc s’achève ici sur un point d’interrogation.

Lors des traversées précédentes de ce même lac, d’autres questions ont vu le jour. Première traversée : Jésus dort et la tempête menace ; une fois les éléments apaisés par Jésus, les disciples se demandent : « Qui donc est-il ? » Deuxième traversée : les disciples rament de nuit, seuls, et la tempête sévit. Jésus marche sur les eaux et s’apprête à les devancer, d’où leur effroi et les questions qu’ils se posent sur cette apparition fantomatique.

On le voit : la traversée du lac pose problème. La mer de Galilée serait-elle une barrière infranchissable entre juifs et non-juifs ? Bien au contraire : dans l’optique de Jésus, ce lac est un lieu de passage, et sa mission l’amène à le sillonner sans cesse d’une rive à l’autre.

Jugez-en plutôt : à l’est comme à l’ouest, Jésus procède à une multiplication des pains ; notre récit prend bien soin de les mentionner toutes les deux explicitement. L’une se déroule en territoire juif, l’autre en territoire païen. De plus, en terre juive, Jésus ressuscite la fille de Jaïrus (et c’est la seule résurrection mentionnée chez Marc). Le pendant de ce miracle, en terre païenne, c’est l’exorcisme pratiqué par Jésus pour délivrer le démoniaque de Gérasa.

Concernant ces miracles, à chaque fois le registre symbolique est important. On notera, pour la Décapole, le troupeau de porcs, les sept pains et les sept corbeilles de restes (rappelant les septante nations païennes de la Genèse et les sept diacres choisis pour servir les pagano-chrétiens) ; sur l’autre rive, on trouve mention de la synagogue, d’une femme souffrant depuis douze ans, une fillette âgée de douze ans et de douze paniers de restes (cela évoquant les douze tribus d’Israël).

En définitive, Jésus procède à la réunion des deux rives de la mer de Galilée. Quand la tempête se déchaîne pour faire obstacle, il l’apaise et brise la barrière. A ses yeux, terre juive et terre païenne appartiennent toutes deux au Royaume. A partir de là, on ne peut s’empêcher de penser avec une tristesse infinie à la situation actuelle de ces régions limitrophes…

Analysant le mécanisme de la violence qui peut surgir dans les relations humaines, Frank Levallois (animateur catholique à l’Arzillier, la Maison du Dialogue à Lausanne) a écrit ces phrases bouleversantes : « Si j’ai, si je suis, ou si j’ai reçu “plus” que l’autre, je le réduis à avoir ou à être “moins” et je le pousse à la violence, parce que ma prétention est terriblement violente. L’autre, quoi qu’il en soit, est devenu relatif à ma foi, ma croyance, mon Christ ou mes Ecritures… et doit ou devra s’y soumettre. La violence au contraire perd de son pouvoir lorsque l’autre est toujours plus important que mon Dieu ou ma religion et qu’il a plus à m’apprendre qu’à m’entendre… » Je n’aurais peut-être pas osé écrire cette dernière phrase telle quelle, mais en réfléchissant, j’accepte l’idée que mon Dieu ne risque rien si j’accorde à l’autre toute son importance – puisque Dieu m’apparaît précisément à travers l’autre.

En résumé, Jésus opère, en traversant constamment le lac de Génézareth, une œuvre de réconciliation, de rencontre et d’apaisement. La vérité de l’Evangile se vit des deux côtés du lac !

Amen

Prière d’intercession

Seigneur Dieu, il ne faudrait pas que notre prière d’intercession soit une manière de rester en retrait, en te laissant le soin de faire tout le travail. Aussi :

Donne – nous le courage, là où nous vivons chaque jour, de prendre position au nom de notre foi.

De ne pas mettre sous le boisseau notre attachement au Christ,

Même si cela doit nous amener ironie ou rejet.

Donne – nous le courage d’ouvrir nos yeux sur les injustices, qui viennent de l’argent, du pouvoir ou de la lenteur des administrations.

Et de les résoudre avec nos moyens, en partageant mieux, au nom de notre foi ; même si cela doit amener la perte de notre tranquillité.

Donne-nous le courage de participer activement à notre communauté paroissiale, afin qu’elle devienne le lieu où notre vie, avec ses conflits et ses recherches, se trouve éclairée par notre foi.

Ne nous laisse pas au repos, Seigneur.

Tant que notre foi n’imprime pas son exigence sur l’éventail de toute notre vie.

Nous t’en prions, aide-nous à être des croyants, dans la pratique de chaque jour.

De nos pensées et de nos mots, de nos gestes et de nos silences montent le cri des hommes, et la détresse, et la bonté, et aussi les murmures des voix que l’on oublie.  Quand la joie des commencements s’effrite sur la route, quand le courage nous manque pour des marches nouvelles, Seigneur Dieu, fais-nous espérer, et aller aussi loin qu’entraîne ton amour.

Élargis l’espace de nos vies pour être tes témoins.

Élargis notre prière aux dimensions du monde.

Nous te demandons d’avoir un cœur assez désintéressé de lui-même pour que beaucoup puissent y trouver leur place.

Amen

 

Envoi

Allons en paix, frères et sœurs dans ce monde si difficile à habiter, ce monde aux possibilités étonnantes et qui semble avoir perdu la tête. Chaque jour pensez à votre Dieu. Pas n’importe quel Dieu : le Dieu de votre vie.

 

Bénédiction 

Que le Dieu qui reçoit aussi bien nos doutes que nos certitudes, le Dieu qui se tient sur les deux rives du lac, nous accorde sa paix.
Qu’il garde vos cœurs et vos pensées,
votre chemin et vos gestes
dans la lumière de Jésus-Christ.

 

Yvan Bourquin, prédicateur remplaçant

Image par dozemode de Pixabay