Aujourd’hui nous souhaitons mettre à votre disposition la prédication de Pierre Bühler du 26 mars dernier, qui devait être prononcée lors de la célébration à Grandchamp. Laquelle célébration a bien sûr été annulée.
Merci à Pierre Bühler de nous l’avoir transmise.
Un encouragement à la persévérance, à l’endurance. Et qui dit endurance dit dureté, car il faut bien sûr tenir dans la durée et pour ce faire, nous avons tendance à nous durcir pour ne pas nous laisser emporter par le flot des émotions qui pourrait nous faire perdre pied. Mais Pierre Bühler nous encourage à être vigilants, car la dureté peut aussi être un piège dont il faut nous garder.
C’est d’endurance dont vous avez besoin!
Lectures bibliques: Hébreux 10, versets 32 à 39 et Matthieu 24, versets 1 à 14
Chères sœurs, chers frères en Jésus-Christ,
Quand j’ai reçu de sœur Pascale ces deux textes difficiles prévus pour la célébration d’aujourd’hui, la crise du coronavirus était déjà la grande préoccupation, mais elle était encore lointaine, même si on la sentait se rapprocher inexorablement. Et aujourd’hui, elle est là, en Europe, frappant surtout l’Italie, l’Espagne, mais aussi la Suisse. Les cas de contamination sont en constante augmentation, de même que les morts. Un de mes cousins est mort du coronavirus la semaine passée. Si le virus infecte l’organisme de certains, il infecte aussi l’esprit de tous. Il nous obnubile et nous inquiète, au point où on ne pense plus qu’à lui. Il y a quelques jours, j’ai rencontré un voisin complètement atterré qui me disait, le visage ravagé : «C’est la fin du monde !».
Je me suis donc dit tout d’abord qu’il fallait prêcher sur le passage de Matthieu 24, qui appartient à ce qu’on appelle la petite apocalypse des évangiles synoptiques : un discours de Jésus sur la fin des temps, en réponse aux questions des disciples. D’ailleurs, plusieurs parallèles entre le texte et notre situation s’imposaient d’emblée : des faux prophètes qui égarent par de faux espoirs ou qui suscitent la panique, si bien que les gens font leurs provisions en pillant les magasins et en insultant les vendeuses ; des gouvernants qui dressent nation contre nation, comme Donald Trump qui, à coup de milliards, voulait réserver un vaccin allemand en préparation aux seuls malades des États-Unis ; des gens qui ne vous parlent que de guerre, comme le président Macron qui, s’adressant à son peuple, répète sans cesse «Nous sommes en guerre». Et le texte dit encore : «et alors un grand nombre succomberont», évoquant ainsi les morts dont nous lisons chaque jour les statistiques, tétanisés, sidérés par l’évolution.
Mais c’est soudain un petit passage de la fin de ce texte qui a attiré mon attention :
«l’amour du grand nombre se refroidira ; mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé.» Une question d’amour, donc ? Un amour qui ne doit pas refroidir, qui doit tenir jusqu’au bout ? Et cela m’a fait me tourner vers le texte de l’épître aux Hébreux. À quoi bon une vision de la fin des temps si elle nous empêche de vivre au quotidien ? Dans le texte de l’épître, on ne parle que discrètement de celui qui doit venir à la fin des temps, mais on y parle concrètement d’un combat, d’une épreuve au quotidien, en appelant instamment à ne pas perdre l’assurance, à garder la confiance. Et c’est surtout le début du verset 16 qui s’est tout à coup imprimé dans mon esprit : «C’est d’endurance que vous avez besoin». Et je me suis dit : oui, c’est ça, le message pour un temps de crise : «C’est d’endurance que vous avez besoin.»
Mais que veut dire «endurance» ? Ce substantif vient du verbe «endurer», qui provient du latin médiéval indurare, qui signifie «durcir, se durcir». Il s’agit donc de renforcer sa résistance, pour ne pas se laisser toucher par les moindres difficultés, se faire une carapace, comme la tortue. Mais il y a un danger à trop se durcir : on peut se cuirasser, se blinder, au point de ne plus rien sentir. Or, il n’est pas sûr qu’un tel blindage permette de tenir sur la durée. Car si l’on veut endurer une crise, il faut aussi pouvoir durer, «tenir jusqu’à la fin», dit Matthieu. Or, à avoir trop de blindage, on peut aussi s’épuiser, comme ces chevaliers du Moyen-Âge qui croulaient parfois sous le poids de leurs armures.
Il est intéressant que «durée» a la même racine durare, indurare, que l’endurance. On pourrait donc dire que l’endurance sera un sage équilibre entre la dureté et la durée. Et le terme grec pour «endurance» dans notre texte vient de la racine menein, qui veut dire «rester». Si l’on veut donc durer, rester, tenir, il faut que la dureté laisse aussi de la place à la flexibilité, à une souplesse intérieure, et donc aussi à la fragilité.
En ces temps que nous sommes en train de vivre, nous sommes incertains, inquiets. Il serait vain de le nier. Pour le bien de notre endurance, il faut bien plutôt accepter pleinement cette incertitude. Elle fait partie de nous, nous rend fragiles. En l’acceptant, nous pouvons aussi l’intégrer, au lieu de la laisser se développer en une panique incontrôlée. L’endurance, c’est développer une distance, une liberté intérieure à l’égard de l’incertitude : nous la sentons, nous la laissons être là, mais elle ne nous domine pas. «Ne perdez pas votre assurance», dit l’épître aux Hébreux.
Et comme le dit Esaïe (30,15) : «Votre force est dans le calme et la confiance».
Dans la panique, nous sommes rejetés sur nous-mêmes. Chacun ne pense plus qu’à lui- même, à se protéger, à se munir de ce qu’il faut. Et on risque de ne voir dans l’autre que le danger de la contamination. De vieux réflexes médiévaux peuvent renaître : il faut fuir les autres «comme la peste». Mais cela génère la solitude. Et ce serait une illusion de croire que notre endurance profite de cette solitude, de l’enfermement en soi. L’épître aux Hébreux souligne plutôt que nous ne sommes pas seuls. L’endurance est soutenue par une promesse appelée à se réaliser toujours plus : il y a celui qui vient à nous, qui sera là, celui qui s’est déclaré avec nous, parmi nous. La promesse que Jésus, ce grand solidaire, vient à nous, permet à notre endurance de lutter contre la solitude du chacun pour soi.
S’il vient à nous, lui, nous pouvons aussi aller vers les autres. La règle de la distance sociale, qui nous met à deux mètres les uns des autres, la règle du confinement dans nos appartement, nos maisons, tout cela pourrait nous rendre apathiques, renforçant la solitude. Mais la solidité de notre endurance ne se nourrit pas de solitude, mais de solidarité. Et c’est peut-être un des grands enseignements de ce temps, à ne pas oublier trop vite : la crise que nous vivons suscite de nouvelles solidarités, de nouvelles sollicitudes pour celles et ceux qui sont plus exposés, plus fragiles que nous. Notre texte exprime cette solidarité en disant : «vous avez pris part à la souffrance des prisonniers», et il est vrai que nous devons être en souci aujourd’hui pour les prisonniers : comment lutter contre la contagion du coronavirus quand les prisons contiennent deux ou trois fois plus de prisonniers qu’il n’y a de places ? Il en va de même pour les requérants d’asile, les grands oubliés de la solidarité: les instances de l’asile sont interpellées pour appliquer les règles de confinement dans les centres, mais elles semblent être plus soucieuses de se munir de vitres en plexiglas pour continuer leurs auditions et leurs décisions de renvoi ! Et je n’ose même pas imaginer quels ravages le coronavirus pourra faire, est peut-être déjà en train de faire dans les camps surpeuplés des îles grecques, où des dizaines de milliers de personnes vivent entassées, malades, mal nourries, sans moyens d’hygiène. La solidarité doit être pour tous sans distinction, sans exclusion. Non, nous ne laisserons pas l’amour du grand nombre se refroidir !
Au vu de toute cette situation, nous pourrions succomber à la résignation, à un sentiment tragique d’impuissance. Mais cela nuirait fort à notre endurance. Nous avons besoin d’un ressort spirituel, qui nous redonne sans cesse le courage de vivre avec sérénité et confiance, la persévérance de faire ce que nous pouvons, chacune et chacun avec ses forces et ses faiblesses. Un conte originaire des Andes raconte qu’un grand feu ravage la forêt. Tous les animaux fuient et assistent à la catastrophe de loin, tétanisés. Sauf un colibri qui vole à la rivière, prend une goutte dans son bec et va la jeter dans les flammes, revient à la rivière, reprend une goutte, va la jeter dans les flammes, et ainsi de suite. Les autres animaux lui demandent : «Qu’est-ce que tu fais là ?» Sans s’arrêter, le colibri leur répond : «Je fais ce que je peux !»
Ce ressort spirituel, qui nous permet de ne pas capituler, de continuer malgré tout, de trouver notre force dans ce «malgré tout», c’est l’humour. C’est lui qui nous donne cette liberté intérieure qui alimente l’endurance, c’est lui qui lui donne ce bon alliage de résistance et de souplesse que les psychologues, aprés les physiciens de la matière, appellent la résilience.
«À peine aviez-vous reçu la lumière que vous avez enduré un lourd et douloureux combat», dit l’épître aux Hébreux. Mais elle ne dit pas que cette lumière a disparu. Elle continue d’éclairer le combat, telle est la conviction qui soutient l’endurance. Cela, nous pouvons le vivre, sous un angle spirituel, dans la prière : en pouvant mettre des mots sur nos expériences, en pouvant les exprimer par des paroles qui nous ont été transmises et qui sont porteuses de lumière, nous pouvons laisser un peu de lumière se répandre dans le monde, pour illuminer les ténèbres des souffrants.
J’en suis frappé, c’est ce que demande, dans l’ArcInfo de ce matin, le chirurgien des cœurs d’enfants René Prêtre, en s’adressant aux aînés : «Nous savons que vous aimeriez nous aider. Vous n’avez pourtant que ce confinement et peut-être vos prières à nous offrir. Mais, offrez-les-nous ! L’un et l’autre nous aident, l’un et l’autre nous sont importants.»
Mais le médecin appelle aussi les aînés, il nous appelle toutes et tous aussi, à la reconnaissance, une reconnaissance à l’égard de toutes et tous ceux qui travaillent sans répit au soin des malades. Et notre endurance, c’est aussi cette reconnaissance à l’égard de tout ce qui est fait pour nous, quotidiennement. C’est avec un humour émouvant que René Prêtre appelle à cette reconnaissance : «à 21h, applaudissez nos soldats qui, au front, se battent avec tant de bravoure. Moi, je le fais avec une grosse cloche d’alpage. Elle a été fondue à mon nom par le père d’un enfant à qui j’avais réparé le cœur. J’ai longtemps pensé qu’elle n’aurait qu’une valeur décorative, jusqu’à aujourd’hui où, tous les soirs, elle résonne de son grave carillon sur mon quartier.»
Chers frères et sœurs, «c’est d’endurance que vous avez besoin.» En cette fin de mars, notre endurance est à l’école du chemin de la Passion, de la montée vers Vendredi-Saint et Pâques. Mais nous devons nous préparer à des célébrations très particulières, et notre endurance devra se nourrir de simplicité. Les cultes se feront dans des cathédrales, des collégiales, des basiliques, des temples vides. L’épître aux Hébreux nous appelle à nous souvenir que nous sommes entourés d’une «nuée de témoins» (Hébr 12,1). Alors nous nous souviendrons de ces témoins de jadis qui ont célébré leurs cultes en des gestes simples, dans l’intimité, dans des maisons particulières, ou dans les catacombes, ou encore à l’affût dans les forêts des Cévennes, sous les ponts ou dans les grottes du Jura. Et peut-être que le message de Pâques retentira de manière d’autant plus élémentaire : «La mort a été engloutie dans la victoire. Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ?»
Amen, qu’il en soit ainsi.