Elisabeth Parmentier est professeure de théologie pratique à l’Université de Genève. Elle a prêché à Colombier lors du culte de la Réformation, le 6 novembre 2016.
1 Co 1/17-31 : La folie de la croix
Luc 18,10-14 : Le Pharisien et le Publicain au Temple
Faire mémoire du gros anniversaire de la Réforme, c’est nous demander pourquoi nous sommes « protestants ». Couramment on entend la réponse suivante : à cause de la liberté de penser, de la lecture biblique pour toutes et tous, de l’approche immédiate de Dieu, de l’engagement éthique, du sens de la responsabilité personnelle… Tout cela est vrai- mais ce sont les effets de surface.
Et vous ne venez pas au culte pour vous complaire dans les compliments de surface – vous y venez pour y retrouver le cœur même qui fait battre la foi – la question du sens et de l’avenir. Nous devons faire passer aux Réformateurs leur propre question – « test »: qu’est-ce qui résiste à l’épreuve, à la Anfechtung ? Je veux donc aller là où bat le cœur de la Réforme et nous en sommes plus près que nous le pensons !
Dans une rencontre de catéchèse, une adolescente Irakienne chrétienne demande : « Vous croyez vraiment en Dieu ? », et elle donne elle-même sa réponse : « Moi je ne crois pas en Dieu que je ne vois pas, mais je crois au diable – je ne peux pas faire autrement, parce que je l’ai vu ! Il est partout, dans mon pays, dans la guerre que j’ai vue, il est dans mes rêves, dans ma peur, tout en moi – Mais Dieu, je ne l’ai pas vu ».
Le « diable » ! On sursaute. C’était l’obsession du Moyen Âge, comme on le voit dans les écrits des Réformateurs qui annoncent la libération de 3 malheurs : « de la mort, du péché et du diable ».
Mais, comme cette jeune fille, remplacez diable par violence, guerre, angoisse, méfiance, ou même haine, et nous en voyons la grimace omniprésent.
Même si les idylliques montagnes suisses arrivent encore à cacher la violence, c’est le fléau de la PEUR qui devient aussi contagieux aujourd’hui que la peste au Moyen Âge.
« Post tenebras Lux » : « Après les ténèbres la lumière », devise de la Réforme calvinienne, prend donc aujourd’hui le ton de l’urgence !
Nous voilà incroyablement proches de la question vitale :
Quelle lumière peuvent apporter les chrétiens à ceux qui voient la mort, le péché et le diable plus visibles que le Dieu qui offre la miséricorde?
Martin Luther, comme cette jeune Irakienne, n’a pu faire l’expérience de Dieu que par ce besoin vital de ne pas être livré à un avenir angoissant. Il a découvert dans la révélation biblique la « certitude du salut ».
« Certitude » ! Pour nous le maître mot serait « assurance » – assurance tous risques ! A l’époque, on s’assurait contre un mauvais avenir, par exemple en achetant des actions – non des actions bancaires, mais des actions méritoires ! Imaginons ce que ce serait si les Réformateurs revenaient nous dire : n’achetez pas d’actions, mais acceptez gratuitement la « certitude du salut » ! On ne se méfierait pas tant de la certitude, que de la gratuité ! Ce n’est pas facile d’accepter une chose pour laquelle on n’a rien donné !!
Il nous faut prendre conscience de l’incroyable bouleversement qui fait passer d’un avenir tarifé, encadré par des exigences, à un cadeau, à ce que les Réformateurs re-découvrirent comme « l’Evangile » – avec E majuscule !
« L’Evangile », le cœur qui fait battre la Réforme, la « bonne nouvelle du Salut », qui porte le nom de JC.
Nous avons depuis ces siècles tellement bien compris qu’en JC Dieu montre son visage d’Amour, nous sommes si bien passés avec la Réforme de la face inquiétante du Dieu juge à Dieu avec nous et « pour nous », en JC, que nous avons même tendance à la voir comme une sorte de grand-père qui n’a plus de force, plus de pouvoir, plus d’autorité – face à la mort, au péché et au diable qui eux semblent pleins d’une vitalité fort juvénile !
Pour mettre encore plus ce Dieu d’amour au test, j’ai précisément choisi un texte de l’apôtre Paul, qui rappelle que le cœur de l’Evangile n’est pas la grande victoire ou la montée en gloire, mais la croix, la faiblesse, la mort de JC !
« Folie » ! Comme l’a très bien écrit l’apôtre ! Folie d’opposer aux spectres de violence et de peur un Crucifié ! Folie de prêcher un Dieu vulnérable, pris lui-même dans la mort, plutôt qu’un souverain qui déchirerait les cieux pour venir nous défendre (comme on le rêverait souvent !). Prêcher la Réforme protestante, c’est assumer de prêcher le Dieu qui refuse les armes, qui refuse la violence, qui pardonne et ne châtie pas.
Nous aimerions en tant qu’Eglises, pouvoir apporter une prédication plus musclée face au mal et au malheur.
Qui aurait voulu inventer un Dieu faible ? Comme atout pour la communication c’est raté !
Or c’est justement l’incroyable qui montre que cela ne peut être imagination humaine ! Car la souveraineté du Dieu de JC est qu’il ne répond pas à la violence par la violence, mais qu’il apporte la réponse incroyable de prendre en compte notre humanité : il choisit ce qui est faible, ce qui est petit, ce qui est méprisé, pour que cela soit assumé et libéré !
Comment ? Prenons en exemple comment le texte de l’évangile vient l’éclairer : voilà deux hommes au Temple – l’un, qui a fait de la théologie et est un croyant impeccable, se gargarise devant Dieu de respecter tout à la lettre et méprise celui qui est, à ses yeux, faible et incapable. Le second se frappe la poitrine et demande pardon de ne pas être à la hauteur – et c’est lui que Dieu déclare « juste ».
Lorsque la Réforme affirme la « liberté » chrétienne, ce n’est pas celle du croyant impeccable, qui à force d’intelligence et d’efforts vertueux, arrive plus près de Dieu. Mais c’est la LIBERATION (et non la liberté naturelle) de la personne qui ose déposer ses incapacités, ses trahisons, ses peurs, ses violences, les remettre en toute confiance à JC. Et les Réformateurs savaient de quoi ils parlaient, eux qui n’étaient pas des saints, mais aussi des violents, des agitateurs, des irréconciliables !
Dieu ne choisit pas de faire la leçon et de condamner à diverses peines proportionnelles à la faute, mais déclare un pardon déjà payé au prix fort, le prix de la mort et qui est donc ACQUIS… mais pour celles et ceux qui l’ACCEPTENT en regardant leurs incapacités et non leur zèle ou leur gloriole !
La prédication de la croix n’est pas une morbidité ou une obsession de la négativité. Elle fait la lumière ! Post tenebras lux !
« Lumière » ! C’est que la « prédication de la croix » ne s’arrête pas au calvaire, mais est éclairée par ce qui s’est passé au matin de Pâques ! Lumière d’une réponse inédite, incroyable, impensable ! Mais si forte qu’elle a poussé les premiers disciples jusqu’au martyre, et tant d’autres après eux, et si forte que cette lumière arrive jusqu’à nous: ce Dieu qui se donne dans la faiblesse, il est véritablement souverain sur le dernier ennemi sur mort! Et il nous donne sa souveraineté en réponse à nos peurs.
Pouvons-nous le croire ? Si nous sommes tous « prêtres, prophètes et rois », comme l’a annoncé la Réforme, ce n’est pas pour nos qualités ou notre conscience éclairée, mais parce que nous sommes LIBERES par la CERTITUDE qu’un Autre s’occupe de notre vie et que nous avons plus urgent à faire que de nous soucier de nous-mêmes ! Il y a du travail qui nous attend, dehors !
Le sens de notre vie, libérée en JC, tient en deux mots : GRATITUDE et ENGAGEMENT – ou dans le terme de Calvin « sanctification ».
Gratitude car le Dieu souverain ne faiblit pas dans son ultime amour donné en JC, notre histoire et notre avenir.
« Engagement », car nous sortirons de ce culte pour aller vers ce que les Réformateurs ont appelé « le culte ordinaire » : la vie quotidienne, où nous avons à être « prêtres », c’est-à-dire ceux qui prient pour les autres, « prophètes » : ceux qui vivent et parlent de leur foi, et « rois » : ceux qui sont librement et joyeusement au service de celles et ceux qui se trouvent sur leurs routes. Nous pouvons assumer notre faiblesse, mais dans la « certitude » d’être tenus, pour la vie et la mort, dans la miséricorde de Dieu.
« La miséricorde » : un beau nom pour l’Evangile et pour la prédication de la croix qui cloue le bec à la violence des hommes.
C’est là que bat le cœur de la Réforme, qui nous permet d’accepter d’être croyants et douteurs, forts dans notre faiblesse. Il est vital que ce cœur remis à battre par la Réforme, soit le témoignage qui réunisse tous les chrétiens. On nous attend tous ensemble dans ce monde si rempli de méfiance, voire même de haine ! Cette bonne nouvelle de la miséricorde, qui est don de Dieu et non notre orientation naturelle, peut être la lumière que nous posons autour de nous, partout, dans nos relations humaines.
Poser la lumière du Crucifié Ressuscité par le Dieu de miséricorde : c’est notre culte « ordinaire », notre « profession » de foi protestante et chrétienne.